ETIENNE BALIBAR.* Je reprends un titre de Derrida, emprunté à Victor Hugo (1) : il convient bien pour évoquer ce qui taraude de nombreux électeurs, dans la gauche plus ou moins radicale, au moment d’affronter le «devoir électoral» du second tour. Je ne pense pas lever les incertitudes qui nous bouchent l’horizon. Mais je voudrais tenter, à notre usage commun, de les circonscrire et de les nommer.

Nous savons contre quoi nous allons voter, pourquoi nous le faisons et comment le faire. Sans faux-fuyant, en choisissant l’adversaire de Marine Le Pen, qui porte un nom sur les bulletins : Emmanuel Macron. Ce qui est en cause n’est pas seulement le programme détestable du Front national. Ce sont les effets qu’entraînerait l’arrivée au pouvoir, ou même près de lui, d’un parti néofasciste, issu de l’Algérie française et de l’OAS, fondé sur la dénonciation de l’immigration et la désignation d’un ennemi intérieur : comme en Angleterre après le Brexit, mais à la puissance dix, une vague d’agressions racistes, islamophobes et xénophobes. Un effondrement des valeurs républicaines et des sécurités de la personne. Il ne suffit donc pas que Le Pen perde l’élection, il faut qu’elle subisse une lourde défaite. Ce n’est pas évident.balibar2

Il importe aussi de savoir pour qui nous allons voter : un technocrate ambitieux, intelligent mais minoritaire, partisan du néolibéralisme et de la «modernisation» de la société française dans un cadre européen, mis en orbite par un réseau de financiers et de hauts fonctionnaires, soutenu par une génération de jeunes adeptes de la «troisième voie», et qui s’est exprimé clairement sur les crimes de la colonisation. Mais surtout, pour quels effets à venir : comment notre vote affectera-t-il la situation que vient de révéler le premier tour ? Je ne parle pas ici de «troisième tour» ou de majorité potentielle, mais de l’état même de la politique en France. Et je me contenterai de poser deux questions.

Notre système politique est en crise institutionnelle, sans restauration possible. Comme ailleurs, bien qu’avec des traits propres, il est devenu ingouvernable par les voies «normales», dont faisait partie l’alternance des partis de centre droit et de centre gauche. Le fait qu’ils aient pratiqué des politiques réelles de plus en plus indiscernables est un symptôme de cette crise, largement responsable de la délégitimation qui affecte la «forme parti», mais il en est aussi l’un des effets. Emmanuel Macron, ayant autrefois étudié la dialectique hégélienne, tente de transformer la négation en affirmation par la synthèse des contraires. En face du «ni droite ni gauche» de la tradition fasciste, il propose un «en même temps de droite et de gauche». Cela ne pourrait marcher que s’il avait les moyens d’apparaître comme un homme providentiel au-dessus des forces sociales. Comme ce n’est pas et ne sera pas le cas, la crise ira s’approfondissant, mettant en péril la solidité des idéaux démocratiques.

A nous, par conséquent, d’inventer des institutions, des formations non pas moins mais plus représentatives, et plus sincères dans l’expression des conflits réels, redonnant aux citoyens le pouvoir d’influer sur les choix de gouvernement. Ce chantier d’essence populaire et non pas populiste, que certains mouvements récents ont esquissé, y compris pendant la campagne, doit demeurer ouvert en permanence dans la période dangereuse que nous allons traverser.

Il n’est pas séparable du chantier de la «fracture sociale». Toutes sortes de formulations circulent pour expliquer que de nouveaux clivages sociaux, culturels, territoriaux, professionnels, générationnels, ont pris la relève de l’antagonisme entre la «droite» et la «gauche». Ce n’est pas faux, du moins si l’on se réfère à une définition conventionnelle. Mais la traduction de ces clivages en alternatives idéologiques, comme «nationalisme contre mondialisme» ou «fermeture contre ouverture», est hautement mystificatrice ! Ce qui est vrai, c’est d’une part que les inégalités s’aggravent dramatiquement, d’autre part que des antagonismes nouveaux induits par la mondialisation surgissent entre les pauvres, ou les non-riches, plus généralement entre les travailleurs, les usagers, les fonctionnaires, les étudiants, tous assujettis aux logiques de rentabilité financière. Cela ne fait pas disparaître la lutte des classes, mais en obscurcit singulièrement les enjeux, et surtout empêche sa cristallisation dans des mouvements politiques, qui de toute façon n’est jamais allée de soi.

Pour exorciser la violence dont sont porteuses ces «contradictions au sein du peuple», pour en dégager des perspectives d’avenir, il faudra beaucoup de réflexion et de confrontations, mais surtout il faut pousser de toutes nos forces à d’autres politiques économiques : non pas sous forme de dérégulation sauvage et de restriction des droits du travail, ou inversement de protectionnisme et de renforcement des frontières, mais – comme le suggère l’économiste Pierre-Noël Giraud – des politiques néomercantilistes de redistribution des investissements entre les emplois nomades et les emplois sédentaires (ce qui n’est pas du tout la même chose que de choisir entre le «travail national» et l’immigration) et de transition énergétique. Or, pour des raisons d’efficacité aussi bien que de solidarité, elles n’ont de sens qu’à l’échelle de l’Europe – à condition que celle-ci, évidemment, inverse le cours qu’elle a pris depuis l’adoption du dogme de la «concurrence libre et non faussée» et de ses corrélats, l’austérité budgétaire et l’immunité des banques.

C’est pourquoi il est regrettable que, dans la campagne actuelle, le débat sur les implications européennes de la politique française se limite à des antithèses grossières, ou à des considérations formelles sur les institutions de la zone euro, au lieu d’affronter la question des rapports de pouvoir dans l’espace européen, lui aussi en pleine crise systémique, et de son avenir. Pas d’autre France sans autre Europe. L’élection de Macron n’est pas une condition suffisante pour que ces problèmes deviennent le terrain d’un engagement collectif. En revanche, celle de Le Pen est une recette sûre pour qu’ils soient constamment détournés de leur sens. Du passé ne faisons pas table rase, mais tirons toutes les leçons. Par ce qu’elle révèle, par ce qu’elle fait craindre, par ce qu’elle peut susciter, l’élection n’est qu’un moment, mais incontournable. A nous de le traverser, utilement, les yeux ouverts.

*pubblicato in liberation.fr il 4 maggio 2017

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