par Francesco Brancaccio, Federico Puletti [Italiano]

 

« les banlieues étaient le spectre de la ville »

  Henri Lefebvre, 1985[1]

 

Pas de justice, pas des paix

 

Depuis quelques temps l’on se demandait s’il n’était pas temps de dresser un bilan des mobilisations qui ont essaimé en France entre le printemps et l’été 2016. En effet, après la dernière grande manif’ de septembre, on n’avait plus assisté à de grandes mobilisations. Suite à l’approbation de la loi travail, et face à la montée de la radicalisation – des manifestations comme de ses encartés – le syndicat avait abandonné le champ de la mobilisation générale. Pendant ce temps, les actions répressives vis-à-vis des gens qui s’étaient mobilisés se sont multipliées, et les attaques envers les migrants se sont intensifiées – le démantèlement de la jungle de Calais valant comme exemple d’une tendance plus large.

Le débat politique, pendant l’automne et l’hiver, s’est ainsi entièrement redéfini avec le démarrage de la campagne électorale pour les présidentielles. Une campagne qui a été marquée par une certaine décomposition des forces du pacte républicain. D’une part, à gauche, après la défaite du quinquennat de Hollande, on enregistre une rupture de la continuité politique et bureaucratique du socialisme français et la fragmentation des forces en présence (Hamon, Mélenchon)[2] ; de l’autre, le champ de la droite est marqué par de lourds phénomènes de corruption. Tout cela en concomitance avec la victoire de Trump aux Etat-Unis. L’attention de la presse internationale à l’égard de la France s’est ainsi morbidement tournée vers Marine Le Pen. Aujourd’hui ici, demain là, semblent nous dire implicitement ou parfois explicitement les organes médiatiques internationaux, véritables centrales à populisme : après le Brexit et Trump, ce sera le tour de Marine Le Pen.

Face à ce changement de paysage, un bilan du cycle récent de luttes qui a animé la France nous semble donc urgent. Toutefois, il nous parait difficile de le formuler en des termes canoniques. En effet, quelque chose échappe à la délimitation temporelle d’un « avant » et d’un « après » la mobilisation. La prolifération d’initiatives, de débats, d’assemblées, tout comme la multiplication de collectifs, notamment dans les lycées et dans les universités, à Paris ou dans d’autres villes de l’Hexagone, nous montrent un terrain fertile de sédimentation de pratiques, de discours et de modes de vie. En d’autres termes, le laboratoire de politisation de masse qui avait pris la forme impure des Nuits Debout et des grèves métropolitaines, nous semble être à la recherche, un peu partout, d’une nouvelle dimension spatiale et politique.[3]

Ceci pour ce qui est des “centres” métropolitains. Et pourtant, dans les banlieues au Nord de Paris, souvent décrites comme des lieux marginaux et improductifs, désormais tombés dans la boucle de la radicalisation djihadiste, commencent à prendre corps de nouveaux processus de lutte et d’auto-organisation en réponse aux actes brutaux de la violence policière. Dans les faits, le 19 juillet 2016 Adama Traoré, jeune de 24 ans, est tué par la police ; puis le 2 février dernier, Théo Luhaka est violé dans le cadre d’un contrôle “régulier” de police.

 

Mais qui nous protège de la police ?

Adama Traoré, jeune homme d’origine malienne, a été tué le jour de son vingt-quatrième anniversaire à Beaumont-sur-Oise, à la suite d’un contrôle d’identité. Les premiers témoignages des policiers impliqués dans sa détention font immédiatement penser qu’il a été victime d’une technique appelée “plaquage ventral” qui a causé sa mort sous le poids de trois agents de police qui l’ont immobilisé (une technique interdite dans de nombreux pays et indiquée comme dangereuse par plusieurs associations contre la torture).

 

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Foto di Jean Segura

Après la mort d’Adama, les autorités publiques et la police ont enchaîné les déclarations contradictoires ainsi que les tentatives de cacher les vérités qui ont émergé de la seconde autopsie (obtenue grâce à la détermination de la famille et de ses avocats), laquelle a donné des preuves que la mort était survenue par asphyxie. En outre, des menaces ont été lancées en direction des membres de la famille, et on a assisté à des tentatives d’intimidation politiques, judiciaires et policières contre ceux qui se sont mobilisés, à Beaumont-sur-Oise, mais aussi ailleurs, en solidarité avec le comité “Vérité et Justice pour Adama”.

La lutte contre les abus réguliers de la police dans les quartiers populaires a ainsi commencé à dialoguer et à se croiser avec la nouvelle composition sociale qui s’est mobilisée contre la loi travail. Petit à petit le discours politico-médiatique qui décrit le “casseur” et les “jeunes des banlieues” comme deux variantes différentes du même ennemi intérieur a été déconstruit, et par conséquent se sont créées les bases d’un front commun de lutte contre les discriminations raciales et pour l’accès aux droits de citoyenneté.

Le caractère non accidentel et non exceptionnel de ces violences a émergé non seulement dans la dénonciation d’une longue série d’épisodes dans lesquels s’inscrit l’histoire d’Adama[4], mais aussi dans la répétition, à quelques mois de distance, d’un épisode à tous égards similaires. Le 2 février à Aulnay-sous-Bois (en Seine-Saint-Denis) un autre jeune, Théo Luhaka, 22 ans, est violé après avoir été arrêté et agressé par quatre policiers.

 Les nombreuses plaintes liées à des contrôles au faciès et les vexations constantes que subit le segment de la population noire ou arabe sont confirmées par les données obtenues d’une enquête du Défenseur des droits français[5]. Ces données démontrent sans équivoque que les contrôles, beaucoup plus fréquents vis-à-vis des jeunes, se traduisent dans de nombreux cas par des outrages et des violences à caractère raciste marqué. Un scenario alarmant si l’on considère qu’en France il y a environ 15 décès chaque année (plus d’un par mois) causés par les abus policiers et qu’ils sont recensés de manière soignée et minutieuse par l’association Urgence Notre Police Assassine.

Dans ce contexte, à partir du 3 Février, de nombreuses banlieues du nord et de l’est de Paris ont été touchées par des émeutes. Parmi celles-ci : Aulnay-sous-Bois, Argenteuil, Bobigny, Fontenay-sous-Bois, Ermont, Chanteloup-les-Vignes, Nanterre, Mantes-la-Jolie, Epinay-sur-Seine, Sartrouville, Clichy-Sous-Bois, Drancy, Goussainville, Sevran, Rosny-sous-Bois, Villepinte, Tremblay-en-France, Sevran, Blanc-Mesnil. 

Le mercredi 8 Février les médias français, qui jusque-là avaient omis d’évoquer ces événements, ou du moins négligé leur poids, montraient les images de François Hollande visitant Theo à l’hôpital, assurant que “la justice fera son travail”. Dans les heures précédentes, la vidéo de Théo, effondré et malmené avait fait le tour du web. Mais dans le même temps, d’autres éléments contribuaient à aggraver la situation. Le Parlement Français approuvait en première lecture le projet de loi visant à modifier d’une manière répressive le principe de la légitime défense, fournissant ainsi un autre signal de légitimation de l’exercice de la violence arbitraire de la police. Pendant ce temps le tribunal interne de la police déclassait les accusations contre les policiers à de simples « coups ».

 

L’autre de la métropole

Quand nous parlons des banlieues nous nous référons implicitement à la métropole, exactement comme quand nous parlons de « périphérie » nous évoquons un « centre ». Entre ces deux dimensions de l’espace urbain il existe une relation d’altérité, qui détermine un entrelacs continuel de dynamiques d’inclusion et d’exclusion à l’intérieur du tissu productif de la métropole. Les quartiers populaires, construits aux marges des grands agglomérats urbains, vivent depuis des décennies une profonde fracture socio-économique, faite de pauvreté, de surpeuplement et de graves carences du système social (éducation, logement, transports, santé, etc.). Depuis quelques décennies beaucoup de périphéries ont fait l’objet de violents processus d’« urbanisation » – déjà préconisés par Henri Lefebvre en 1968 dans Le droit à la ville – qui ont vu le jour sous le signe de l’expropriation et de la rente. La ségrégation sociale vécue par les habitants de ces quartiers se reflète dans les taux élevés de chômage de la jeunesse, mais aussi dans l’inclusion dans les secteurs productifs où l’exploitation est plus intense. Cette tendance s’inscrit donc dans un processus de segmentation du marché du travail, qui organise la métropole comme un espace rayé où cohabitent des figures productives eterogenees.

Parler de cette altérité signifie, en plus, soulever le thème de l’identité de sa production matérielle et symbolique et de la modulation du dispositif sécuritaire qui en découle. Dans la production symbolique de l’identité française, comme nous le rappelle Mathieu Rigouste[6], semblent coexister deux dimensions : la première extensive et explicite qui comprend l’ensemble de la population nationale française sans distinction de culture, religion, couleur de la peau ; la seconde restrictive et implicite qui tend à exclure tout.es ceux et celles qui ne rentrent pas dans la catégorie des français de souche, à savoir les blancs, en prévalence chrétiens et fidèles au pacte laïque et républicain – et cela malgré le fait que, pour paraphraser Braudel, la diversité est un élément structurant de l’« identité de la France ».

 

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Foto di Jean Segura

Cette production symbolique, largement véhiculée par la production de stéréotypes produits par les reportages sur les banlieues, oppose les vrais et les faux français, les bons et les mauvais immigrés, l’islam modéré et celui radical, les assimilables et les non-assimilables, etc. Bref : elle définit les contours de ce qui – en pouvant représenter une menace (un ennemi intérieur) – doit être contrôlé à travers une modulation incessante du dispositif sécuritaire. Une tendance qui s’est sans doute approfondie après les attentats de 2015-16 à cause de l’état d’urgence, en vigueur depuis plus de 15 mois désormais. Cette fracture matérielle et symbolique est décisive pour saisir l’importance de la résistance qui s’exprime avec cette nouvelle révolte des banlieues. Loin de pouvoir être définies comme des lieux de simple passivité, les banlieues semblent ne se qualifier pleinement que lorsqu’elles s’insurgent, en remettant en lumière les problèmes de l’appropriation de l’espace métropolitain, la rupture des divisions imposées par l’exploitation et la déflagration des géographies postcoloniales.

En ce sens nous devons regarder avec attention « La marche pour la dignité et la justice » programmée à Paris le dimanche 19 mars. Convoquée via un appel[7] qui dénonce les discriminations racistes et l’impunité de la police, le racisme d’État et des médias et la guerre sociale contre les pauvres, la marche pourrait représenter un moment de rencontre et de condensation de luttes très important.

Débordement

L’expression débordement a beaucoup circulé dernièrement dans les discussions, les annonces et les textes « de mouvement ». Sa récursivité ne dénote pas seulement une mutation de la manière à travers laquelle on descend dans les rues et on manifeste. Il nous semble que l’expression évoque justement les instances de réappropriation de la politique exprimées par une nouvelle génération. Singulièrement, en ce moment, ce sont les médias français qui ont souligné à plusieurs reprises le débordement. Tout de suite après les émeutes à Bobigny du samedi 12 février, Le monde annonçait, « Bobigny : comment le rassemblement contre les violences policières a débordé ». Par-delà la tentative d’isoler deux temps de la manifestation – celui de la normalité, et celui du débordement – le titre nous semble finalement pertinent. Avec l’expression de débordement nous voulons restituer non seulement la donnée numérique concernant la puissance expressive de ce nouveau tournant des luttes qui est en train de se déployer au sein de la métropole de Paris, avec des initiatives importantes aussi à Rennes, Nantes, Lille, Toulouse, Lyon, etc. Elle nous semble surtout importante afin de tracer une ligne, certes oblique, mais qui réunit les luttes ayant caractérisé le printemps dernier, celle de l’automne 2016 et les émeutes actuelles.

Le mouvement contre la Loi Travail a fait émerger au premier rang la dimension sociale, cognitive et coopérative du travail contemporain, dont le degré de stratification, précarisation et appauvrissement est la conséquence directe et immédiate de son autonomie potentielle par rapport au commandement du capital. La révolte des banlieues met maintenant en lumière une autre contradiction qui traverse la patrie des Droits de l’Homme : la persistance de frontières raciales au sein des métropoles postcoloniales, les torsions et les rayures auxquelles est soumis le dispositif formel, et abstraitement universel, de la citoyenneté. Ce qui est mis au centre, dans les deux cas, c’est l’entrelacs, au sein des processus de valorisation contemporains, de modes légaux et extra-légaux d’exercice de la violence, qui produisent des segmentations incessantes et inacceptables de race, de genre et de classe, mais aussi spatiales.

Les mobilisations qui réclament vérité et justice pour Adama et Théo ont donc eu une grande importance et constituent la première tentative de rencontre entre les jeunes du « centre » et ceux/celles de la « périphérie ». A cause de la répression violente subie par le mouvement de masse contre la réforme du travail, la thématique des violences policières a été immédiatement vécue comme transversale, en permettant une premier jonction – pas du tout évidente jusqu’à avant-hier – entre la composition racisée des banlieues et les composantes plus actives du mouvement contre la Loi Travail. Une première jonction qui s’est vue samedi 12 à Bobigny et samedi 19 sur la Place de la République (alors que d’autres importantes initiatives se sont produites à Ménilmontant, à Belleville et à Barbes). Il est intéressant de remarquer comment cette première jonction a aussi été rendue possible grâce à l’usage des réseaux sociaux, notamment Périscope et Snapchat, qui à travers la circulation de claim, images et rendez-vous, sont en train de promouvoir la rupture de certaines barrières qui séparent le centre de la périphérie.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit justement la stigmatisation de la violence policière et la redécouverte de la force de la solidarité à produire un nouveau « commun » des luttes. L’enjeu névralgique concerne l’articulation de ce commun sous des formes durables de mutualisme et de contre-pouvoir. Dans la France de l’état d’urgence, de la défaite du gouvernement socialiste et de la menace du FN, l’entrelacs de ces plans de luttes est donc incontournable. Mais il l’est aussi au sein de l’Europe du projet néolibéral et du retour des fascismes. Le débordement nous indique alors une voie à parcourir : celle de la rupture des frontières, physiques et conceptuelles, que les mystiques de la souveraineté, de la nation et du peuple qui (ne nous) manque (pas) voudraient nous imposer.

 

[1]                Voir « Entretien avec Henri Lefebvre : de l’urbain à la ville », dans “Techniques et architecture”, n° 359, 1985, p. 112-113.

[2]                Voir l’article de Toni Negri, Hamon et le revenu universel, 10 fevrier 2017.

[3]                Pour un récit plus approfondi du mouvement contre la loi travail on renvoie au livre de Davide Gallo Lassere « Contre la loi travail et son monde – Argent, précarité et mouvement sociaux », Eterotopia France, Paris, 2016 qui a également le mérite d’entreprendre une réflexion importante sur les formes de grèves sociales métropolitaines et sur le revenu universel comme horizon stratégique souhaitable de ces luttes.

[4]                Comme cela ressort du recensement de tous les cas de violence policière entre 2005 et 2015 auxquels a travaillé le collectif “Urgence notre police assassine” fondé par les familles des victimes et consultable sur le site de l’association: http://www.urgence-notre-police-assassine.fr/123663553

[5]                Rapport consultable ici : http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-enquete_relations_police_population-20170111_1.pdf).

[6]                Voir « L’ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine », La Decouverte, Paris, 2009.

[7]                Voir l’appel publié sur Mediapart le 20 decembre https://blogs.mediapart.fr/marche19mars/blog/191216/le-19-mars-une-marche-pour-la-justice-et-la-dignite.

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