Par AGON HAMZA et FRANK RUDA.

1) Commençons par une question assez personnelle. Pouvez-vous nous donner quelques détails sur l’histoire de votre engagement dans le spinozisme ? Remonte-t-il aux séminaires avec Louis Althusser à l’École Normale Supérieure, ou est-il antérieur ? Comment êtes-vous venu à Spinoza ?

        PM – En octobre 1960, au début de ma troisième année d’études à l’ENS où j’étais entré en 1958, je suis allé trouver Canguilhem dont je suivais assidûment les cours depuis quelques années (c’est à ces cours que je dois une grande partie de ma formation philosophique) pour lui demander de diriger ma maîtrise, en lui proposant comme sujet « Philosophie et politique chez Spinoza ». J’en avais auparavant parlé avec Althusser, qui suivait officiellement en tant qu’agrégé répétiteur (ou « caïman » dans le jargon en usage dans l’établissement) le travail des élèves de l’ENS inscrits en philosophie : c’est lui qui m’avait conseillé d’orienter mon travail vers l’aspect « politique » de l’œuvre de Spinoza. Ce thème avait été jusqu’alors très peu traité par les commentateurs français de Spinoza, et c’était pour moi l’occasion d’explorer un domaine quasiment vierge, ce qui était particulièrement excitant pour un étudiant débutant.

        Mon intérêt pour Spinoza était ancien, et datait de mes années d’études au lycée, puis à l’Université, où j’avais en particulier suivi, en 1958, les cours d’une personne extrêmement énergique, passionnée et convaincante qui était chargée de cours auprès de Vladimir Jankélévitch, Dina Dreyfus (c’était la première épouse de Lévi-Strauss, celle qui l’avait accompagné dans les expéditions que raconte son livre Tristes Tropiques) : elle m’avait donné, dans le cadre de la préparation au certificat de « Philosophie morale et Politique » de la Licence de philosophie, une première initiation au réseau démonstratif de l’ordre géométrique suivi dans l’Éthique ; pour elle, Spinoza, ce n’était pas un paquet plus ou moins bien ficelé d’idées générales à regarder en survol (c’était principalement comme cela qu’on l’enseignait à l’époque, de manière sommaire et cursive), mais une expérience de pensée exigeante et rigoureuse, un parcours difficile et complexe, qui nécessitait d’être suivi mot à mot, comme on a appris plus tard à le faire systématiquement en suivant les leçons de Gueroult (dont les grands ouvrages sur Spinoza ont été publiés en 1968, et ont complètement changé la manière de lire Spinoza en France, en portant une attention minutieuse au détail des textes et aux enjeux de raisonnement dont il est porteur). J’avais compris grâce à elle que la philosophie de Spinoza n’est pas une doctrine à côté des autres, mais représente plutôt une manière différente de faire de la philosophie. J’ai été ensuite confirmé dans cette idée par Althusser qui était lui aussi convaincu du caractère singulier, proprement hors-norme, de la dynamique serrée de réflexion enclenchée par Spinoza qui représentait à ses yeux dans l’histoire de la philosophie un véritable point d’infléchissement. Durant mes premières années d’études universitaires, j’avais été également marqué par des enseignements de Deleuze (alors chargé de cours en histoire de la philosophie à la Faculté des Lettres auprès de F. Alquié) ; ces cours m’avaient cloué sur place, fasciné : mais à l’époque, il n’enseignait pas sur Spinoza (j’ai suivi des cours inoubliables sur Nietzsche et sur Kant), et c’est seulement plus tard, quand il a publié sa thèse sur Spinoza et le problème de l’expression, que j’ai appris qu’il lui consacrait une attention privilégiée ; la singularité exemplaire de l’apport philosophique de Spinoza a d’ailleurs été au centre des discussions qu’il a eues avec Althusser au cours des années 1965 et suivantes, à certaines desquelles j’ai personnellement assisté.

        Au début, ma proposition de maîtrise avait été mal accueillie : Canguilhem, qui était connu pour son caractère difficile, s’était mis en colère et m’avait dit : « Vous vous moquez de moi, je n’y connais rien ! » (sa spécialité officielle était l’histoire des sciences et l’épistémologie). Mais il a finalement accepté : j’ai compris après coup que ce qui l’avait convaincu du bien-fondé de ma démarche et l’avait décidé à l’appuyer, c’était justement l’insistance sur l’aspect politique de la pensée de Spinoza, qui avait été jusque-là négligé. Pour lui, qui n’adhérait expressément à aucun système de pensée (il n’était ni platonicien, ni aristotélicien, ni cartésien, ni kantien, ni quoi que ce soit de ce genre), mais s’intéressait à tous librement sous la condition qu’ils soient « de la vraie philosophie », derrière le nom de Spinoza résonnait celui de Cavaillès ; ce dernier avait été à l’origine de son propre engagement durant la guerre contre le régime de Vichy et l’occupation allemande, et il était pour lui un modèle de pensée et d’action, comme il l’a expliqué dans les écrits commémoratifs qu’il lui a consacrés ; or Cavaillès se déclarait expressément « spinoziste », y compris dans sa philosophie des mathématiques d’inspiration en partie phénoménologique. En conséquence, c’était le syntagme « philosophie-et-politique » (dont je devais la formulation à Althusser) qui avait retenu l’attention de Canguilhem : il y avait sans doute vu une sorte de projection ou de prolongement de la démarche militante de Cavaillès, référence qui pour lui ne présentait pas un caractère formellement académique, mais était au cœur de sa propre attitude philosophique.

         L’année au cours de laquelle j’ai préparé ce travail (qui a consisté en la rédaction d’un mémoire d’une centaine de pages) a été très studieuse et a été pour moi l’occasion de franchir un seuil dans ma formation philosophique. Elle a aussi été agitée politiquement : c’était l’époque de l’OAS, des ultimes soubresauts de la guerre d’Algérie qui ont été particulièrement violents durant ces premières années du régime gaulliste ; je militais beaucoup, et c’était difficile de concilier un travail de recherche avec cet engagement, mais j’y étais arrivé tant bien que mal, et, du même coup, je m’étais trouvé en plein entre « philosophie et politique », dans le vif même de la question, ce que Canguilhem avait compris et n’avait pas désapprouvé, bien au contraire. C’est aussi cette année-là que j’ai fait la connaissance d’Étienne Balibar avec qui j’ai beaucoup travaillé par la suite : il venait d’entrer à l’ENS ; très vite, il a partagé mon vif intérêt pour l’enseignement de Canguilhem qu’il s’est mis lui aussi à suivre assidûment (deux ans plus tard, il a préparé un mémoire de maîtrise sur « L’idée de travail chez Marx », également dirigé par Canguilhem). Canguilhem a suivi d’assez près mon travail, ce qui, à l’époque, n’était pas banal de la part d’un « mandarin » de la Sorbonne : généralement, ses collègues s’occupaient de très loin et de très haut du travail de leurs étudiants sur lequel ils portaient un regard négligent et condescendant ; il m’a conseillé avec une bienveillance croissante, et a été satisfait du résultat auquel j’étais parvenu, ce qui m’a beaucoup encouragé et a été déterminant pour la suite de mes études.

         Je n’ai pas le souvenir qu’Althusser m’ait particulièrement aidé dans la réalisation de ce travail dont il ne m’avait donné que l’idée de départ : cette année-là, il avait été souvent absent pour raisons de santé, un problème chronique chez lui et qui n’a fait que s’aggraver par la suite. Je ne suis entré en relations de travail plus étroites avec lui que deux ans plus tard, après que j’ai passé avec succès l’agrégation de philosophie (Canguilhem faisait partie du jury) : ce résultat, qui était loin d’être acquis d’avance, car c’était un concours particulièrement sélectif, m’a permis d’obtenir une année supplémentaire d’études à l’ENS, année complètement libre de toute obligation et donc consacrée à des recherches libres. Quand il était présent à l’École, Althusser s’occupait très sérieusement des élèves inscrits en philosophie, il les « préparait », il les conseillait, il faisait quelques cours, il corrigeait à sa manière qui était très originale et très stimulante des dissertations, mais cela n’allait pas plus loin, et je ne me souviens pas d’avoir eu avec lui de véritable discussion de fond avant la rentrée de 1962, donc au début de ma cinquième et dernière année en tant qu’élève à l’ENS, que j’ai quittée en 1963 pour faire mon service militaire au Prytanée de La Flèche (à l’endroit même où Descartes avait été l’élève des Jésuites !). Étienne Balibar et moi avions passé une partie de l’été à préparer une traduction du texte d’Engels, « Esquisse d’une critique de l’économie politique » qui était alors inédit en langue française. À la rentrée nous étions allés frapper à la porte de son bureau pour lui montrer le résultat de notre travail et, à partir de là, les choses se sont enchaînées très vite. Nous lui avions suggéré d’organiser un cycle d’études autour de Marx, ce qui ne s’était encore jamais fait en France dans un cadre universitaire. Qu’une demande de ce genre soit formulée par des étudiants en formation l’a frappé, car cela coïncidait avec une envie qu’il nourrissait depuis longtemps, mais qui ne s’était jamais concrétisée. Il a aussitôt donné suite à notre demande : cela a débouché sur une série de séminaires, dont l’un en particulier a été consacré au Jeune Marx, ce qui a lancé le travail collectif dont la forme visible a été quelques années plus tard représentée par les deux volumes de Lire le Capital ; ils ont été l’aboutissement de ce cycle, auquel a succédé les années suivantes celui d’un « Cours de philosophie pour scientifiques » donné à l’ENS qui a eu, en 1967, une très large audience. À ce moment-là j’avais envisagé de préparer une thèse sur Marx (je ne me rappelle plus quel sujet j’avais proposé : il devait concerner la méthode de raisonnement à l’œuvre dans Le Capital, donc la dialectique) ; elle aurait été dirigée par J. Hyppolite, le directeur de l’École, lui-même très lié à Canguilhem et avec qui Althusser entretenait des rapports de grande confiance : mais ce projet, dont le principe avait été accepté, est resté sans suite ; à l’époque, Althusser conseillait aux gens qui étaient proches de lui de ne pas rentrer dans le jeu universitaire institutionnel, et donc de ne pas préparer de thèse : il n’en a lui-même soutenu une qu’une dizaine d’années plus tard, à l’Université d’Amiens, suivant la procédure dite « sur travaux », donc sans sujet principal, qui venait d’être introduite en France.

         J’avais donc provisoirement mis Spinoza de côté, mais il restait à l’arrière-plan de mes préoccupations et surtout de celles d’Althusser qui pensait que les éléments de la philosophie de Marx, philosophie que Marx lui-même n’avait pas élaborée et qui restait à faire, étaient à chercher du côté de Spinoza, à condition bien sûr d’en retravailler les concepts et d’en nourrir le contenu en se servant des connaissances acquises ultérieurement sur de nouveaux terrains, essentiellement l’histoire des sciences, la psychanalyse, l’anthropologie, l’économie politique (repensée dans une perspective critique) et en tout premier lieu l’expérience politique liée aux luttes ouvrières. Je suis moi-même revenu à des études sur Spinoza dix ans plus tard quand j’ai préparé, à partir d’enseignements que j’avais donnés à l’Université où j’étais alors assistant, mon livre Hegel ou Spinoza qui, en 1979, a été l’un des derniers titres publiés par Althusser dans sa collection Théorie aux éditions Maspero, en 1979. À ce moment-là, les pratiques de travail collectif qu’Althusser avait lancées, et qui ont été l’un de ses principaux apports pour ceux qui avaient continué à l’accompagner, n’avaient plus cours : le contexte politique et intellectuel avait complètement changé, avec l’arrivée des « nouveaux philosophes », et le regain d’intérêt pour la philosophie des droits de « l’homme » dans la perspective propre à un humanisme revu à un point de vue institutionnel et juridique. Dans ce contexte, être recensé « althussérien » n’était pas un compliment, mais était plutôt devenu une marque d’opprobre.

         Vous me demandez si c’est mon orientation, précoce de ma part, vers Spinoza qui m’a conduit à Althusser. Incontestablement cela a été l’un des motifs essentiels de notre entente, surtout quand nous avons constaté qu’il était possible de le greffer sur des préoccupations plus larges, moins étroitement doctrinales et académiques. Althusser disait : il faut essayer de faire de la philosophie autrement, et il estimait que le passage par Spinoza y aidait. Je dis bien : passage par Spinoza, car il n’était pas question dans son esprit de se fixer sur un ensemble théorique fermé sur lui-même et en conséquence arrêté dont il eût suffi, en tournant en rond, de restituer à l’identique le contenu systématique. Il s’agissait plutôt – je reprends cette image à Deleuze qui s’en sert souvent – d’utiliser Spinoza comme un instrument d’optique qu’on peut tourner de différents côtés et grâce auquel on arrive à porter un regard différent sur des domaines qui n’avaient pas retenu l’attention des philosophes professionnels.

2) Le débat entre Spinoza et Hegel est assez surdéterminé et chargé, surtout lorsqu’il s’agit de questions de politique et d’État. Une manière de l’aborder est peut-être d’affirmer que pour les spinozistes, la division entre philosophie et politique peut être établie à partir de la philosophie elle-même, en termes d’acceptation et d’identification de l’autonomie de la politique. Les hégéliens, pour leur part, soutiendraient que le concept même de raison oblige la philosophie à admettre qu’elle ne peut pas imposer d’exigences normatives à la politique, mais que les problèmes sont historiquement posés et résolus – pour donner à Hegel une tournure marxiste – par la politique elle-même. Cela signifie que la politique opère en luttant constamment avec le maintien, pour ainsi dire, et la reconstitution de sa propre autonomie, sans avoir en vue une autre instance qui pourrait faire le travail à sa place. Il nous semble que la question entre ces deux accents différents ne conduit pas tant à un antagonisme dans l’interprétation de Marx, mais plutôt à relocaliser la question : comment en vient-on à mettre en scène et poser ou déclarer l’autonomie d’une politique (marxiste ou autre) ? C’est dire que c’est soit du côté de la philosophie, soit de celui de la politique elle-même – ou peut-être faut-il faire les deux, mais de manière très différente. La question qui se pose entre les formes de pensée politique spinoziste et hégélienne semble donc être la suivante : à partir de quelle position parle-t-on de politique ? Seriez-vous d’accord avec une telle caractérisation (et n’hésitez pas à critiquer sévèrement notre conception) ? Quelle est votre opinion à ce sujet ?

        PM – Lorsque j’ai préparé mon livre Hegel ou Spinoza, dont les matériaux de base m’étaient fournis par les nombreux passages des œuvres de Hegel consacrés à Spinoza, un philosophe auquel Hegel attachait lui-même une importance exceptionnelle (il était à la fois le plus proche de lui, mais aussi celui qui, il le pressentait, remettait en cause sur le fond certains aspects de son propre système de pensée), j’avais été surpris par le fait qu’il ne se réfère jamais aux aspects politiques de sa pensée : pourtant, il devait bien connaître le Tractatus theologico-politicus (dont il s’était occupé précisément en 1802, à Iéna, lorsqu’il avait collaboré à la préparation de l’édition des Oeuvres de Spinoza en langue allemande réalisée sous la responsabilité de son collègue Paulus, cf. à ce sujet de H.-C. Lucas, « Hegel et l’édition de Spinoza par Paulus » in Cahiers Spinoza, éd. Réplique, Paris, 1983, p. 127 et sq.). Il n’était d’ailleurs pas le seul à son époque à faire cette étonnante omission : il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu’on attache de l’importance à cet aspect de la pensée de Spinoza, qui avait été considéré comme marginal, quasiment anecdotique, et pratiquement ignoré pour des raisons qui restent à élucider. C’est très étonnant, ne serait-ce qu’en raison de l’abondance des écrits où Spinoza, en liaison manifeste avec ses positions philosophiques d’ordre proprement spéculatif, a abordé les problèmes politiques et sociaux (toute la seconde partie du Traité théologico-politique, le Traité politique, pour ne pas parler des nombreux passages de la Correspondance dans lesquels il réagit aux événements qui ont jalonné l’histoire de la Hollande durant le XVIIe siècle). Un des traits caractéristiques de la démarche de Spinoza est précisément son souci permanent pour des questions comme celles du pouvoir, de l’obéissance, des libertés publiques, de la vie communautaire, de la citoyenneté, auxquelles il s’attaque en utilisant des notions qu’il a mises à épreuve de la réflexion philosophique, ce qui permet de leur donner un fondement rationnel : pour faire ressortir son originalité à cet égard, il suffit de le confronter à Descartes, auquel il doit énormément par ailleurs, mais qui pensait que le mieux pour un philosophe est, pour des raisons de prudence, de s’abstenir d’intervenir de quelque manière que ce soit sur des questions de ce genre. Bien sûr, Spinoza n’a pas été le seul philosophe de l’époque classique à avoir associé étroitement philosophie et politique et à avoir adopté la posture de ce qu’on peut appeler un philosophe dans la cité, comme tel impliqué sous des formes qui restent à déterminer dans l’organisation de celle-ci : Hobbes, pour ne citer que lui, a également été un philosophe de ce genre, avec cette particularité que la réception de sa pensée a suivi un processus exactement inverse de celle qu’a eue la pensée de Spinoza (on a isolé sa pensée politique au point de se figurer quelle se suffisait complètement à elle-même, et il a fallu longtemps pour qu’on s’aperçoive ou qu’on se souvienne qu’il y avait aussi chez Hobbes une métaphysique, une physique, une logique, une théorie de la connaissance, une théologie, etc.). Mais on peut soutenir que, en son temps, Spinoza est allé plus loin encore dans l’effort en vue de nouer philosophie et politique : il ne s’est pas contenté de réfléchir de loin sur la politique, d’en faire la théorie, mais il s’est investi dans sa pratique au point d’endosser en certaines occasions, à son niveau bien sûr, une attitude quasiment militante. C’est en tout cas ainsi qu’il était vu par un certain nombre de ses contemporains, qui lui ont attribué, dans une ambiance de scandale, la figure d’un révolté, d’un opposant, surtout après que le secret qui avait accompagné la publication anonyme du Traité théologico-politique en 1670 eut été percé.

         De cela Hegel n’a pas tenu compte, et peut-être même l’a-t-il dénié consciemment ou inconsciemment. C’est l’un des aspects les plus singuliers de son désaccord avec Spinoza, car lui aussi avait perçu fortement que la politique n’était pas pour la philosophie une matière extérieure, pouvant à la rigueur être considérée à distance, de manière désengagée, indifférente, neutre. Sans doute, leurs positions politiques se sont situées aux antipodes l’une de l’autre : la manière dont Hegel concevait l’État et son rapport à la société civile l’a amené à être un défenseur, voire même un apologiste, de la monarchie constitutionnelle sous les formes plus ou moins libéralisées qu’en offrait le modèle anglais ; alors que Spinoza, ce qui a été une extrême originalité en son temps et l’a rendu immédiatement suspect à toutes les tendances dominantes, a été un penseur de la démocratie qu’il se représentait, non comme un régime à part, une forme institutionnelle soumise à des règles juridiques particulières, mais comme une sorte de sourd élan, un « conatus », qui se trouve à l’origine de toute vie sociale et perdure à des degrés inégaux de puissance à travers tous les types d’organisation étatique, y compris ceux qui, dans leur forme, paraissent les plus éloignées de la démocratie. En schématisant à l’extrême, on pourrait soutenir que Hegel a été un penseur de la potestas (ce qui l’a amené à voir dans l’État « Dieu sur terre », réalisation objective de l’Esprit), alors que Spinoza a été un penseur de la potentia, dont la dynamique immanente traverse avec une plus ou moins grande intensité tout système et mode organisationnel de pouvoir étatique et, peut-on dire, le déconstruit (ce dont il résulte que les enjeux fondamentaux auxquels renvoie la réalité sociale relèvent, non de l’ordre de l’État, mais de celui de ce que Hegel conceptualisera en tant que « société civile »).

         Compte tenu de cela, on est amené à revoir de fond en comble la représentation qui traîne un peu partout de la philosophie hégélienne : selon cette représentation couramment admise, Hegel aurait été le premier à introduire dans la pensée la considération du devenir, et ainsi à inscrire la raison dans l’histoire, alors que Spinoza pour sa part n’aurait été que le penseur d’une substance détemporalisée, détentrice d’une universalité abstraite et inerte coupée de toute historicité. Peut-être est-ce en réalité l’inverse : le plus « historique » des deux, ce serait Spinoza dans la mesure où il se refuse à objectiver durablement la dynamique qui porte le réel dans le sens de sa transformation permanente, à la recherche d’un équilibre entre activité et passivité qui ne cesse d’être remis en question, déstabilisé, ce qui oblige à le réinventer sans fin, en l’absence de garanties formelles de droit. De cette façon, Spinoza aurait été l’initiateur, après Machiavel, d’un rapport pratique, et non plus exclusivement théorique, à la politique, avec cette particularité que ce rapport pratique ne se présente plus comme étant posé en alternative à la rationalité philosophique, mais se situe dans son sillage à l’intérieur du même réseau de nécessités. Considéré sous cet angle, Spinoza est peut-être, et pas seulement pour son époque, le philosophe politique par excellence ; pour lui, la réalité politique n’a pas été un objet à soumettre, à côté d’autres, à une analyse rationnelle ; il n’a pas fait une philosophie « de » la politique ou « sur » la politique, mais il concevait et pratiquait la philosophie comme une activité de pensée au sens fort du mot politique. L’Éthique elle-même, du début jusqu’à la fin, et même dans ses passages les plus spéculatifs (la première et la deuxième partie, qui sont les seules que Hegel avait étudiées de près, en laissant tomber les trois autres), est imprégnée de part en part par un souci d’ordre pratique, dans lequel sont impliquées par des biais divers les conditions qui rendent plus ou moins viables des collectivités humaines ou non humaines.

         Vous avez donc tout à fait raison de mettre la question de l’autonomie de la politique au centre de la confrontation entre Hegel et Spinoza : c’est le point crucial où s’opère le basculement qui fait pencher d’un côté ou de l’autre. Pour Hegel, la politique est une chose dont les limites peuvent être cernées une fois pour toutes : c’est un moment spécifique dans le parcours de l’esprit qui, comme moment, est préparé par d’autres et destiné à être dépassé, « relevé » comme dit Derrida. Alors que pour Spinoza, l’idée d’une relève du politique est proprement impensable : la politique n’est pas uniquement un moment déterminé du processus, elle est le processus dans son intégralité ; sa raison n’est pas une raison spéciale, légitime dans les limites qui lui sont imparties, mais c’est, pris à sa source, dans son impulsion fondamentale, le mouvement naturel de la réalité, Deus sive potentia, l’universel conatus qui est au cœur des choses.

3) Spinoza a produit une théorie de la connaissance qui semble pouvoir rendre compte de la distinction entre philosophie et politique. Althusser, par exemple, a fait valoir que le rôle de la philosophie dans la politique consiste moins à guider l’action de cette dernière ou à intervenir dans la théorie de la politique, mais plutôt à empêcher l’idéologie de fermer l’espace des pratiques d’indétermination au sein de l’activité politique. L’activité politique doit donc être essentiellement indéterminée philosophiquement (et consiste à indéterminer ce qu’en pense la philosophie). Y a-t-il à vos yeux place pour une théorie spinoziste de l’indétermination politique (comme forme de libération ou d’émancipation des déterminations extérieures, de la simple détermination hétéronome) ?

        PM – Je crois avoir répondu à votre question lorsque je vous ai expliqué en quoi, à mon sens, Spinoza est un philosophe de part en part politique (alors que Hegel est un penseur qui raisonne « sur la politique », à son propos, comme il raisonne par ailleurs sur l’art, sur la religion, etc.). Donc, je ne serais pas d’accord pour soutenir que Spinoza « a produit une théorie de la connaissance qui semble pouvoir rendre compte de la distinction entre philosophie et politique » : il me semble au contraire qu’il fait tout pour effacer leur distinction, au sens où celle-ci ferait passer entre politique et philosophie une frontière, donc pour le dire autrement dissocierait la théorie de la pratique. Lorsqu’Althusser a mis en circulation le concept de « pratique théorique », ce qui l’a amené à présenter la philosophie comme « lutte des classes dans la théorie », il était animé par une préoccupation d’inspiration profondément spinoziste.

         Cela dit, effacer la distinction entre philosophie et politique ne signifie pas les fusionner en les faisant entrer toutes deux dans la pénombre où toutes les vaches sont grises : cela signifie rendre pensable, viable, le passage permanent de l’une à l’autre, sous la forme d’un échange ou d’une mise en commun dont les valeurs ne sont pas quantifiables et ainsi susceptibles d’être soumises à des critères formels d’appréciation ; tout est ici affaire d’intensité, et c’est là que l’histoire et ses conjonctures interviennent. Derrière Spinoza, il y a Machiavel qui était philosophe ou qui faisait de la philosophie en politique, en praticien, en soulevant des questions comme celle de savoir, pour le dire sommairement, « où on en est » : qu’est-ce qui est en train de se passer ? comment analyser concrètement une situation concrète ? quelle posture adopter en ce moment précis ? comment faire pour monter dans le train qui passe, étant déjà parti et ne devant jamais s’arrêter, une fois compris qu’il ne va nulle part, qu’il n’est pas soumis à un plan de circulation et à des horaires fixes et qu’il n’a pas de conducteur attitré ? Présenter les choses de cette manière, ce serait au fond adopter une position radicalement nominaliste en politique, la délivrer du poids mortifère des universaux de tout poil, évacuer les fantasmes du pouvoir sous toutes ses formes, proclamer « Ni Dieu, ni maître, ni tribun », enclencher un processus libératoire en étant conscient des risques qu’il comporte, chercher à être de moins en moins passif et de plus en plus actif, etc. Bref, ce serait poser la question de savoir comment s’orienter, une question qui ne cesse de se poser, dans des conditions qui sont toujours différentes, ce qui a pour conséquence qu’on n’a pas de réponse toute prête à y apporter : cette question concerne tous les domaines de l’existence, et non seulement celui de ce qu’on a pris d’habitude d’appeler, en donnant au mot un sens restrictif et discriminant, « la politique », c’est-à-dire les « affaires » proprement politiques considérées comme un secteur réservé, dont s’occupent des professionnels compétents ou réputés tels. La politique est quelque chose de commun, non seulement parce qu’elle intéresse des communautés, mais parce qu’elle irrigue la vie sous toutes ses formes en se gardant de rameuter celles-ci pour les placer sous la chape étouffante de l’universel. Et qu’on ne vienne pas dire que soutenir cette conception élargie de la politique et de ses « communs » revient à brandir le drapeau noir de l’anarchie, un drapeau que sa noirceur n’empêche pas d’être et de rester un drapeau, un point de ralliement dont la fixité est trompeuse, une réponse toute faite dont il serait imprudent de se contenter !

4) Pour rester dans le sillage d’Althusser : au siècle précédent et dans le contexte du marxisme français, il entreprit des tentatives assez héroïques pour revitaliser une lecture spinoziste de Marx. Nous nous souvenons tous comment il a déclaré que lui et ses étudiants n’étaient pas structuralistes, parce qu’ils étaient spinozistes. En tant qu’ancien étudiant et collaborateur, trouvez-vous dans son travail quelque chose qui mérite d’être préservé, qui pourrait nous aider à réfléchir à la situation actuelle ? Et si oui, cela peut-il être lié spécifiquement à ce qui dans sa pensée est spinoziste ?

PM – En somme, vous posez la question de l’héritage d’Althusser, celle de ce que Derrida aurait peut-être appelé « les spectres d’Althusser » au sens où il a parlé des « spectres de Marx ». La singularité d’Althusser, il ne faut quand même pas l’oublier, est que de son vivant il était déjà une sorte de spectre, constamment en sursis, comme un mort ambulant qui essayait de se faufiler tant bien que mal dans les failles d’une actualité en perdition, à l’image de son propre destin personnel et de son chaos. Cela explique les ambiguïtés, les lacunes, parfois les contradictions, de ce qu’il a laissé et qu’il faut bien appeler son « œuvre », dont il n’est pas aisé et même dont il est probablement impossible de faire le tour pour en dégager, comme on dit, les « acquis ». Lire Althusser aujourd’hui est une opération difficile, en tout cas très délicate, tant son travail était étroitement associé à ce qu’il appelait des « interventions », inlassablement reprises et remodulées dans la hâte, constamment sous pression, vouées à l’inachèvement, ce dont elles tirent à la fois leur fragilité et leur forme originale de pertinence, l’un n’allant pas sans l’autre. Pour être sincère, je dois vous dire que, à distance, dans des temps qui ne sont pas du tout les mêmes, j’ai un certain mal à y arriver à présent : ce que je trouve maintenant dans les textes d’Althusser, qui sont toujours à lire entre les lignes (ce qui est tout sauf simple et innocent), c’est avant tout un foisonnement d’interrogations, l’indication de difficultés insolubles, tout le contraire donc d’« acquis », mais plutôt un répertoire de rendez-vous dont certains, la plupart peut-être, ont été manqués ; ou pour reprendre à nouveau une thématique derridienne, un ensemble de lettres qui ne sont pas toutes parvenues à leurs destinataires. Mais c’est justement ce qui fait son intérêt, et le rend d’une certaine manière unique et irrécupérable, dans un sens qu’il n’avait pas prévu, celui de ce qu’on pourrait appeler, à l’opposé du fantasme de la « Théorie » qu’il a cultivé puis abandonné, une antithéorie ou une théorie négative (de la façon dont on parle de théologie négative). Il ne faut pas se raconter d’histoires : ce qui reste d’Althusser, ce sont des lambeaux, des esquisses, le contraire d’un système de pensée.

         L’un de ses écrits qui me parle le plus aujourd’hui, c’est celui sur les appareils idéologiques d’État : il est bourré de points de suspension ; y revient sans cesse la formule « mais laissons cela » ; et en même temps, il est habité par un sentiment d’urgence auquel il est impossible de se dérober ; il ne cesse d’avancer et de reculer, en tournant autour de problèmes en grande partie informulables ; on serait tenté de parler à ce propos d’un inconscient théorique, qui plonge dans les tréfonds du vide et de l’absence, en tout cas de l’incapacité à s’installer dans une posture stable d’identité. Dans les réflexions qu’elle a consacrées à ce texte, Judith Butler insiste beaucoup sur ses arrière-plans religieux, quasiment mystiques : je crois qu’elle a raison. On a beaucoup reproché à Althusser son culte de la scientificité, sa conception dogmatique de la philosophie qui l’aurait incité à adopter la position autoritaire d’un « maître » : c’est oublier le sentiment d’inquiétude qui hantait en permanence ses prises de position. Ce n’est pas un hasard s’il affectionnait particulièrement la formule que Lénine avait lui-même reprise au Bonaparte des campagnes d’Italie : « On avance, et puis on voit ». Constamment, il marchait à tâtons, pour ne pas dire à l’aveugle, à la recherche d’une ouverture dans laquelle se glisser avant qu’elle ne se referme, quitte à changer complètement de braquet lorsque la situation l’imposait. C’est pourquoi il serait vain de chercher à extraire de l’article sur les appareils idéologiques d’État, qui est lui-même extrait d’un texte plus étendu sur « la reproduction » (une question qui le préoccupait énormément) resté longtemps inédit, les éléments bien ordonnés d’une « théorie de l’interpellation » : ce qu’il a appelé l’interpellation, cette procédure qui constitue les individus en « toujours-déjà-sujets », évoque un appel lancé dans des conditions qui en programment à tel point la réussite que cela le rend forcément raté ; c’est cet échec qui mobilise la pensée, en l’absence même d’une direction qui lui serait fixée a priori. Les prises de parti d’Althusser ont été une succession de pas de côté : c’est de cette manière qu’il avançait.

         De ce point de vue, il se situait manifestement à l’opposé d’une bonne conscience, éprise de certitudes, du type de celle que cultivait un structuralisme triomphant, qui était d’ailleurs davantage un fait d’opinion, une construction journalistique, qu’une démarche effectivement pratiquée par les chercheurs catalogués sous ce sigle tapageur, en fin de compte trompeur. Les grilles d’analyse qu’Althusser mettait en place étaient destinées à être remises sans cesse en chantier : même si elles reposaient sur des intuitions fortes, elles ne disposaient d’aucune garantie de légitimité ; elles étaient faillibles ; l’idéal théorique auquel elles se rapportaient se révélait à terme être un mirage. Et, sous cette forme bancale, d’une certaine manière ça marchait, parce que ça forçait à réfléchir, à reprendre les problèmes au point de départ, à repartir dans d’autres directions, sans assurance de succès. Vu sous cet angle, Althusser assume plutôt le rôle d’un décepteur, qui oblige la pensée à se déprendre et à se relancer sur de nouvelles voies, en cultivant un esprit de recherche rebelle à toute forme de prescription et perpétuellement insatisfait : ce n’était certainement pas un maître de vérité. C’est du moins ainsi que je le comprends à présent, comme une énigme qui perturbe plutôt que comme porteur de bouleversantes révélations dont il ne nous resterait qu’à récupérer et entretenir l’héritage en vue de le transmettre à d’autres à l’identique, bien emballé en vue d’en assurer à tout prix la conservation.

5) Passons au contexte français plus large : le Spinoza influent du XXe siècle semble avoir été dans une certaine mesure une invention française, déjà parce que la philosophie française du siècle précédent avait établi un rapport très spécifique avec Spinoza. Cela l’a souvent opposé à Hegel et semblait ainsi offrir une perspective alternative sur ce qui a suivi après Hegel, de Marx à Sartre aux réflexions sur la pratique, l’émancipation et même l’art. C’est comme si des parties de la tradition française partagaient la grande déclaration de Nietzsche : qu’il y avait un précurseur à sa pensée (c’est-à-dire au matérialisme contemporain, antireligieux, etc.), à savoir Spinoza. On pense ici à un groupe diversifié de penseurs, qui s’opposaient aussi souvent, comme Cavaillès, Deleuze, Althusser, Gueroult, Balibar, vous-même… Certains membres de ce groupe ont fait valoir que le spinozisme était une position capable de s’opposer à la tradition phénoménologique et aussi religieuse et conservatrice, qui était aussi souvent considérée comme dérivant généalogiquement de Hegel. L’antidote à Hegel et à ces coadaptations de l’hégélianisme consistait alors dans une conceptualisation différente de l’action et de la croyance. On a prétendu que c’était effectivement la crise du marxisme qui avait ouvert cet espace à Spinoza. Dans ces conditions, la crise du marxisme était-elle pour vous une crise du marxisme hégélien ? Cela a-t-il permis de revenir à Spinoza d’une manière nouvelle ? Le Spinoza ainsi créé est-il un penseur qui a une dette particulière envers ses lecteurs français ?

        PM – Il y a eu effectivement un « tournant français » des études spinozistes qui date des années soixante. C’est aussi un fait qu’en même temps, en France, il y a eu, pour rejouer la formule de Lacan lorsqu’il a parlé d’un nécessaire « retour à Freud », une sorte de « retour à Marx », c’est-à-dire une relance de la réflexion au sujet du statut du marxisme allant dans le sens de sa réactualisation, une réactualisation dont il avait bien besoin au moment où il avait revêtu les allures d’une vulgate tout terrain, d’un prêt-à-porter idéologique. C’est encore un fait qu’Althusser s’est lui-même placé à la jointure de ces deux mouvements qui se sont rencontrés en lui. Que tous ces phénomènes aient été connexes n’est pas contestable : mais il ne faut pas se hâter d’en conclure que passait entre eux un rapport de stricte détermination causale qui les eût liés rigidement les uns aux autres ; il y a eu plutôt croisement entre des séries causales relativement indépendantes qui, en se recoupant, ont conféré à la conjoncture intellectuelle de l’époque, effectivement très riche, son épaisseur complexe, tellement complexe d’ailleurs que cela l’empêchait de se compacter sous une forme définitive et même la déstabilisait de l’intérieur, et ouvrait objectivement la perspective du reflux réactif et réactionnaire des années quatre-vingt. Ce reflux était-il inévitable ? Il faudrait se le demander.

         Reprenons les choses au départ. À la fin des années cinquante, les études spinozistes étaient en France dans une sorte de panne. Quand j’ai commencé à travailler sérieusement sur Spinoza au tout début des années soixante, la bibliographie spinoziste avait un sérieux coup de vieux et, s’agissant de l’aspect proprement politique de la pensée de Spinoza était carrément lacunaire (à l’exception d’études très spécialisées et demeurées confidentielles comme celles menées par Madeleine Francès) : depuis le livre de Georges Friedmann sur Leibniz et Spinoza (Gallimard, 1946), de Lachièze-Rey sur Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (Vrin, 1950), il n’y avait eu rien de réellement marquant ; et l’édition des Œuvres de Spinoza la plus diffusée, celle réalisée en 1954 dans la collection de la Pléiade chez Gallimard, était loin d’être satisfaisante. Lorsque, au même moment, on se référait à Marx, – il était difficile de se dérober à cette obligation au temps où, même après la mort de Staline, perdurait le dogme de « la réalisation du socialisme » auquel la Russie offrait soi-disant un site privilégié, une « patrie » –, c’était en le ramenant à un certain nombre de formules toutes faites ou de citations extraites des différentes parties de son œuvre et traitées comme des maximes à portée générale, des slogans lissés, dévitalisés et coupés de toute prise sur les processus historiques effectivement en cours et sur leurs contradictions concrètes : dans les marges de ce marxisme officiel, arrivaient péniblement à subsister, dans le désordre, quelques tentatives originales (Lucien Goldmann dans le sillage de Lukacs qu’il était arrivé à faire un peu connaître en France, Henri Lefebvre qui avait essayé de desserrer l’étau du Dia-Mat, Merleau-Ponty auteur en 1955 de Les aventures de la dialectique, et pas grand-chose d’autre de vraiment saillant). Les écrits de Marx, à part Le Capital (dans la traduction officielle de Joseph Roy), n’étaient accessibles que dans les versions précaires qu’en offraient les éditions Molitor, et pour certains dans le recueil de « morceaux choisis » publiés en 1934 par Lefebvre et Guterman aux éditions Gallimard. À propos de ce déclin de la pensée marxiste, Althusser qui venait tout juste en 1959 de publier son petit livre sur Montesquieu, proposait le diagnostic suivant : d’une part Marx n’avait jamais été réellement « introduit » en France, ce dont l’une des raisons était la position ouvriériste adoptée par le parti communiste au moment de sa création, qui avait installé un climat de méfiance généralisée à l’encontre de tout ce qui portait la marque de l’intellectualité, stigmatisée comme tendanciellement « bourgeoise » ; d’autre part Marx lui-même, en laissant de côté après 1848 la réflexion proprement philosophique, ce qui avait ouvert la voie à une interprétation purement économiste et formellement politisée de son œuvre théorique, avait d’une certaine manière rendu possible ce détournement de sa pensée et sa récupération par un catéchisme de pure propagande où il n’y avait plus place pour le travail du concept et de la preuve. Il concluait de ce diagnostic que le meilleur moyen de sortir Marx du trou où il était tombé, – qu’on l’y ait fait tomber ou qu’il ait lui-même à son insu préparé cette chute –, était de lui rendre la philosophie qu’il avait perdue en chemin et que peut-être il n’avait même jamais eue : et cette absente « philosophie de Marx », c’était du côté de Spinoza qu’on avait une chance de la trouver ; d’où la nécessité de relire Marx avec des lunettes empruntées à Spinoza, et par là même de se remettre à étudier Spinoza dans le but de fabriquer ces lunettes. Marx et Spinoza, même combat ! Notons au passage qu’Althusser n’était pas le premier à avoir associé les noms de Spinoza et de Marx : il y avait eu, entre autres, Max Raphaël, un auteur aujourd’hui pratiquement oublié et qu’il serait opportun de redécouvrir, et J.-T. Desanti auteur en 1956 d’une Introduction à l’histoire de la philosophie dont toute la seconde partie (qui faisait contraste avec la première où l’alternative « science bourgeoise/ science prolétarienne » était justifiée et présentée comme vérité d’évangile) était consacrée à un Spinoza réinterprété au moyen de schémas d’analyse empruntés à Marx.

        Il s’est trouvé que le travail sérieux sur l’œuvre de Spinoza avait commencé alors seulement à redémarrer. Il y a d’abord eu deux livres parus en 1963 et 1965 de Sylvain Zac (que Canguilhem avait découvert et encouragé dans un obscur lycée de province d’où il l’avait aidé à sortir) : L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza et Spinoza et l’interprétation de l’Écriture ; à distance, ces ouvrages qui avaient alors valeur de redécouverte tiennent encore la route. Ensuite c’est allé très vite jusqu’à l’explosion déclenchée en 68 par Deleuze (Spinoza et le problème de l’expression) et Gueroult (le premier tome de son Spinoza, une somme qui est restée inachevée), puis l’année suivante par Matheron (Individu et communauté chez Spinoza, paru dans la collection « Sens commun » que Bourdieu dirigeait aux éditions de Minuit). Tout s’est enchaîné ensuite, et apparemment, cinquante ans plus tard, ce n’est pas fini. Il faut noter qu’un mouvement parallèle, également intense, a eu lieu à peu près au même moment en Italie, où les deux courants se sont rencontrés à Urbino au cours d’un colloque organisé en 1982 par Emilia Giancotti, une personne qui a joué un rôle important dans toute cette affaire. Savoir au juste ce qui s’est passé durant cette période nécessiterait une étude à part entière. Il est incontestable que, de la part de certains de ceux qui ont participé à ce processus, il y a eu un élan politique, porté par le marxisme ou du moins par une certaine perspective marxiste. Mais il y avait aussi autre chose : un désir de rigueur et d’analyse, après les dérives émotionnelles et syncrétiques (ou totalisantes au sens, non de la structure et de son formalisme étroit, mais d’un universel hors frontières assignables) portées par le courant existentialiste qui avaient dominé les années cinquante : à cet égard, Cavaillès, en intégrant des intérêts spinozistes à sa démarche très pointue concernant l’épistémologie des mathématiques a joué un rôle crucial (la fameuse phrase qui, dans la conclusion de son ouvrage posthume Sur la logique et la théorie de la science, oppose les philosophies de la conscience aux philosophies du concept faisait expressément référence dans l’esprit de son auteur à Spinoza). Et puis il y a eu des affinités personnelles, un bouche-à-oreille qui a fonctionné. Tout cela a fini par faire boule de neige.

         De la rencontre de ces deux mouvements (réactualisation de Marx et redémarrage des études spinozistes) était sortie la représentation d’un Marx bifrons, dont l’une des faces regardait vers Spinoza et l’autre vers Hegel. Projetés dans le miroir que leur offrait la pensée de Marx, et employés à la manière d’instruments d’optique qui en permettaient le déchiffrement, Spinoza et Hegel apparaissaient alors comme les termes d’une alternative : côté Spinoza, un nécessitarisme rigoureux, intransigeant, tendanciellement « matérialiste », complètement désidéologisé, immunisé contre toute forme de retour du religieux, et par là repositivé ; côté Hegel, un finalisme rationnel qui exploite le négatif comme un moyen au service de l’Esprit et donne du sens à l’histoire, requalifiée comme Histoire avec une majuscule, sous condition d’en reprendre les mouvements à l’envers de leur déroulement réel, ce qui est une mystification. La simplicité, pour ne pas dire le simplisme, de cette opposition frontale ne tient pas la route dès lors qu’on prend en considération le travail de pensée complexe, surdéterminé, mené par l’un et l’autre de ces deux auteurs dans des environnements historiques bien différents : c’est seulement lorsque leur compréhension s’est focalisée sur l’objectif d’une relecture de Marx destinée à justifier des prises de parti, donc à tracer nettement des lignes de démarcation, que cela a pu fonctionner en situation, de manière conjoncturelle, donc à peu près, dans l’attente des réajustements sans lesquels il est impossible de répondre à de nouveaux enjeux. À l’examen les deux figures qui ressortent de ce sommaire face à face ne sont pas, prises comme telles, défendables et sont philosophiquement insoutenables : c’est faire tort aussi bien à Hegel qu’à Spinoza que figer leurs démarches en en proposant ces images réductrices, abstraites, portées par la logique du « ou bien… ou bien… » ; il faut y regarder à deux fois avant de ramener l’une comme l’autre de ces démarches à un système de pensée achevé, parfaitement cohérent et synchrone, refermé sur lui-même, disposant d’une illusoire stabilité.

         À distance, je n’arrive plus à voir les choses sous cette forme artificiellement simplifiée qui, de toute façon, n’a pas permis de résoudre ce que vous appelez la « crise du marxisme », dont elle a même peut-être précipité l’issue fatale. Que recouvre aujourd’hui l’appellation « marxisme » ? Pour le moins des choses de nature très différentes, qu’il n’est pas aisé de raccorder entre elles. Peut-être est-ce même de cette dispersion de ce qui reste à présent de Marx, un Marx dont l’identité à lui-même est devenue hautement problématique, qu’il a une chance de ressurgir sous des formes imprévisibles, tel qu’en lui-même les vicissitudes de l’histoire l’auront changé, un autre Marx que celui qui nous était familier en somme et qui, il faut le reconnaître lucidement, ne fonctionne plus très bien. Parallèlement, si nous avons encore et toujours besoin de revenir à Spinoza et/ou à Hegel, concrètement de les lire et les relire, ce n’est pas pour les retrouver conformes à eux-mêmes, campés sur des positions philosophiques arrêtées, étiquetées, mais pour dégager les ferments de transformation révolutionnaire, de Veränderung dirait Marx, dont leurs œuvres à travers leurs difficultés, leurs irrégularités, leurs contradictions même, demeurent porteuses. Comme Negri avait proposé d’aller vers un Marx « au-delà de Marx », je pense que nous devrions chercher un Spinoza « au-delà de Spinoza » et un Hegel « au-delà de Hegel ».

6) Hegel a affirmé que Spinoza peut être lu de manière cohérente en commençant par une proposition de son Éthique : « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses ». Et il pourrait de fait être assez tentant de lire l’ensemble de l’Éthique en allant perpétuellement en avant et en arrière, lorsque Spinoza se réfère, par exemple, à une démonstration qu’il a développée dix pages plus tôt ou dans une partie précédente, alors qu’en même temps nous ne bougeons pas du tout, nous élargissons juste notre compréhension de l’ordre et des connexions des choses, en fin de compte de la substance différentielle. Quel genre de protocole de lecture pensez-vous que Spinoza exige ?

        PM – La notion de « protocole de lecture » soulève toutes sortes de problèmes et doit être utilisée avec une extrême prudence. En tout état de cause, elle ne peut être employée qu’au pluriel, non seulement parce qu’on ne peut pas appliquer un même protocole de lecture à des philosophes aussi différents, à la fois sur la forme et sur le fond, que Spinoza et Hegel par exemple, mais parce qu’un même auteur, – et depuis Foucault on sait à quel point les catégories d’« auteur » et d’« œuvre » sont porteuses d’équivoques –, nécessite lui-même des approches différenciées qu’il n’est pas possible de faire rentrer dans une grille unique. Pour s’en tenir au cas de Spinoza, on sait que celui-ci a laissé un nombre important de textes qui sont restés inachevés, pour des raisons d’ailleurs très différentes (la rédaction du De intellectus emendatione a été arrêtée sur sa propre décision, alors que celle du Tractatus politicus, dont les derniers mots sont : « Reliqua desiderantur », a été accidentellement interrompue par la mort de Spinoza). Il est évident que ces textes, qui représentent des moments particulièrement marquants de la réflexion de Spinoza, ne peuvent être lus de la même manière que les deux livres auxquels il a mis un point final, le Tractatus theologico-politicus publié dans les conditions de l’anonymat en 1670, et l’Ethica ordine geometrico demonstrata qui n’a paru qu’après sa mort, mais dont on sait par sa correspondance qu’en 1675 il l’avait envoyée à l’éditeur puis en avait interrompu l’impression pour des raisons de prudence. De ces deux livres, on peut dire qu’ils sont subjectivement achevés (puisqu’ils le sont de l’aveu même de celui qui les a écrits et a estimé qu’ils pouvaient être mis en circulation en l’état), ce dont il ne faut pas se hâter de conclure qu’ils le soient objectivement (en ce sens qu’ils seraient définitivement refermés sur eux-mêmes et ne comporteraient aucune faille ou point d’incertitude). Cependant, il serait périlleux de les soumettre à un identique protocole de lecture tant leur statut est différent : le premier est un texte d’intervention, composé sous la lumière de la raison, mais dans ce qu’on peut appeler un langage mixte, principalement dans sa première partie qui est consacrée à une relecture de la Bible philologiquement et historiquement instruite, ce qui donne lieu à des débats qui ne sont pas tous d’ordre philosophique ; alors que le second est porté par un objectif de démonstrativité, effectivement mis en pratique sous forme d’un réseau argumentatif d’une surprenante complexité, ce qui lui confère une rigueur interne dont la fermeté n’est d’ailleurs peut-être pas aussi absolue qu’on se le figure (il arrive à Spinoza de dériver, voire même de se contredire, et c’est peut-être dans ces moments-là qu’il est le plus stimulant intellectuellement). Et puis il y a la Correspondance, dont nous n’avons que des morceaux choisis sélectionnés par les éditeurs des Opera Posthuma auxquels sont venus s’ajouter quelques documents découverts ultérieurement : Spinoza y utilise des modes d’argumentation qui recoupent ceux dont il se sert dans ses livres et ses essais manuscrits, mais ne sont pas toujours parfaitement convergents avec eux ; il y a encore les Cogitata Metaphysica annexés aux Principia philosophiae cartesianae, un écrit hybride où des idées foncièrement originales et décapantes sont exposées dans le cadre d’un traité de type de forme scolastique, un mélange particulièrement explosif ; et il y a la Korte Verhandeling, exhumée à la fin du XIXe siècle qui est incontestablement un texte d’inspiration spinoziste, mais n’est peut-être pas entièrement écrite de la main de Spinoza (c’était un texte d’études qui a circulé et a dû être à cette occasion enrichi d’apports divers) ; etc. etc. Je suis de plus en plus réticent à l’égard de démarches uniformisantes qui tendent à mettre toutes ces contributions à même niveau, alors que c’est le fait qu’elles soient décalées entre elles qui, en ouvrant un espace de réflexion, les rend le plus intéressantes. Spinoza est un penseur foncièrement pluriel, polyphonique, dont la réflexion s’est développée en situation sur des lignes différentes, qui se sont croisées et décroisées : et c’est en grande partie ce qui fait la richesse et sa puissance du dispositif de pensée qu’il a élaboré, auquel on ne cesse de revenir à des époques et dans des contextes variés pour en découvrir des aspects inattendus, comme s’il n’avait toujours pas dit son dernier mot ; en tout cas, ce n’est pas un répertoire de pensées déjà toutes faites, mais plutôt une incitation à produire des idées nouvelles. Cette situation n’est d’ailleurs pas celle du seul Spinoza : tous les philosophes qui valent qu’on s’y intéresse et qu’on prenne la peine de les étudier de près sont dans ce cas ; ceux qui, d’un seul coup et pour toujours, révèlent le fond de leur pensée sont aussi ceux dont la pensée n’a pas beaucoup de fond et n’a plus grand-chose à nous dire.

         Pour en revenir à Hegel et à la façon particulière dont il lit Spinoza, la référence que vous rappelez est éclairante à cet égard. Le paradigme interprétatif sur lequel il s’appuie, en vue d’arriver à se démarquer lui-même de l’orientation de pensée qu’il prête à Spinoza, prend prétexte d’une formule unique, celle où est affirmée l’identité de l’ordre des idées et de l’ordre des choses, dont il propose, comme si cela allait de soi, une lecture de type paralléliste (celle que Leibniz avait été le premier à appliquer à Spinoza, déjà en vue de le réfuter) : dans la perspective qu’offre cette lecture, l’ordre des idées et l’ordre des choses sont deux ordres distincts entre lesquels passe un rapport de concordance biunivoque. Or cette lecture est tout à fait contestable : Spinoza soutient au contraire que les idées et les choses sont liées entre elles dans le cadre d’un seul et même ordre qui est l’ordre des causes ; d’ailleurs, si les idées rentrent dans cet ordre, c’est parce qu’elles sont elles-mêmes, non des représentations, mais des choses, des choses à part entière qui correspondent à la manière dont l’entendement appréhende le monde sous l’attribut de la pensée et non sous celui de l’étendue ; mais c’est bien le même monde, et non deux mondes parallèles, qui est vu simultanément sous ces deux attributs selon un ordre qui en conséquence doit être identique. Or, si Hegel fait ce choix d’une lecture paralléliste qui est manifestement tendancieuse puisqu’elle fait d’une distinction de raison une distinction réelle, c’est parce que, lorsqu’il lit sous la plume de Spinoza « ordre des choses », il plaque immédiatement sur cette séquence discursive la séquence « ordre des corps » ; autrement dit, il prête abusivement à Spinoza un dualisme de type « cartésien » (dont l’imputation à Descartes est d’ailleurs elle-même discutable, tant elle rend difficilement compréhensible la représentation d’une « union substantielle de l’âme et du corps »), qui fait de la pensée et de l’étendue les termes d’une alternative (en contradiction manifeste avec la thèse de Spinoza selon laquelle Dieu est à la fois « chose pensante » et « chose étendue », tout autant l’une que l’autre, sans que cela fasse de lui un être ou une nature double, en soi divisée). À partir de là, tout s’enchaîne : l’interprétation tendancieuse de la formule de Spinoza permet d’évacuer un certain nombre de notions qui tiennent dans l’économie de sa pensée une place capitale, comme celle de potentia, dont le conatus est la dérivation, et Spinoza devient un philosophe « acosmiste », « weltlos » dirait peut-être Heidegger, ce qui est une caricature. Or ces déformations ne sont pas dues au hasard, mais elles sont porteuses d’une signification philosophique forte : si on leur prête attention, elles renseignent sur l’orientation de pensée propre à Hegel lui-même ; celle-ci se révèle lorsqu’elle est projetée dans le miroir déformant et déformé offert par une lecture fautive, et en tout cas lacunaire et incomplète, du texte de Spinoza. Cela s’explique finalement par le fait que, quand Hegel lit Spinoza, ce qui le préoccupe c’est moins la pensée de Spinoza, qu’il prend pour prétexte, que la sienne propre qui trouve une occasion de se relancer en se confrontant à elle.

         Cela confirme qu’un protocole de lecture élaboré à partir d’une formule unique extraite d’un auteur, et prise comme foyer de réflexion à partir duquel l’ensemble de sa pensée peut être reprojetée, ne peut produire que des résultats partiels, tendancieux, et qui deviennent carrément fautifs s’ils sont pris comme bases d’un système interprétatif. Hegel lui-même aurait-il autorisé qu’on relise l’ensemble de son œuvre à la lumière d’une formule comme celle-ci : « Le réel est rationnel, le rationnel est réel », la petite ritournelle en forme de chiasme dont il s’est effectivement servi dans la Préface à ses Principes de la philosophie du droit, mais dont il serait imprudent de faire une clé de déchiffrement de l’ensemble de sa pensée. D’ailleurs, pour lui appliquer les conclusions auxquelles vient d’aboutir la précédente discussion, cela aurait-il un sens d’appliquer un protocole de lecture identique à la Phénoménologie de l’Esprit, ce grand roman philosophique où sont relatées les aventures malheureuses de la conscience et son échec à réconcilier les deux points de vue du sujet et de l’objet et de la certitude et de la vérité, et à l’Encyclopédie des sciences philosophiques, manuel d’enseignement qui nous a été transmis assorti des Bemerkungen (remarques écrites de la main même de Hegel et dont il devait faire oralement la lecture pendant ses cours) et des Zusätze (additifs reconstitués d’après des notes d’étudiants où avaient été enregistrées des improvisations faites à chaud qui éclairaient de manière souvent inattendue la leçon pouvant être dégagée des passages rédigés par écrit dans le manuel) ? Hegel n’aurait sans doute pas apprécié qu’on lui fasse ce que lui-même il avait fait à Spinoza.

 7) Peut-on dire que Spinoza est le philosophe de la Substance, ce qui signifie qu’il n’y a pas de médiation entre les attributs ? Dans notre compréhension, il y a une différence fondamentale avec la substance hégélienne non seulement en tant que substance, mais aussi en tant que sujet. On peut en tirer de nombreuses conséquences, disons de « l’histoire sans sujet » d’Althusser, à l’insistance de Deleuze sur l’univocité de l’être, etc. Mais comment voyez-vous cela ? Comment lisez-vous la différence entre les notions spinozistes et hégéliennes de la substance ?

        PM – Hegel a focalisé sa lecture de Spinoza sur la première et la deuxième partie de l’Éthique : c’est ce qui l’amené à faire de lui un penseur de l’être et de sa représentation, dont la philosophie consiste pour l’essentiel en une ontologie assortie d’une théorie de la connaissance. S’il n’avait pas fait l’impasse sur les trois parties suivantes de l’ouvrage et sur les textes politiques, il n’aurait pas pu soutenir que Spinoza est le philosophe d’une substance destinée à ne pas devenir sujet, coupée en conséquence des réalités du monde et de la vie. Il n’a pas compris, il n’a pas voulu comprendre, il ne pouvait se permettre d’admettre que la philosophie de Spinoza est avant tout, comme Deleuze la caractérise, une « philosophie pratique », essentiellement préoccupée par le problème des conditions de la libération. Ce n’est pas un hasard si Spinoza a intitulé le grand traité dans lequel il a rassemblé les différents aspects de sa philosophie « Éthique », en prenant ce mot dans son sens ancien, celui que lui avait donné Aristote, à savoir un positif art de vivre (« bene agere et laetari ») et non l’énoncé de règles de morale ayant avant tout une valeur restrictive et négative d’obligation, donc de contrainte. La grande question à laquelle Spinoza ne cesse de revenir est celle de savoir comment s’y prendre pour devenir de plus en plus actif et de moins en moins passif, sous l’horizon d’une substantialité qui n’est pas massive et statique, mais exerce dynamiquement sa puissance dans de multiples directions et sans point d’arrêt : à cette puissance on participe à des degrés d’intensité divers susceptibles d’être infiniment modulés, ce qui donne lieu à tout un spectre d’attitudes dont chacune négocie à sa manière le rapport entre servitude et liberté.

        De cette préoccupation qui donne son fil conducteur à l’ensemble de sa démarche philosophique, la réflexion que Spinoza consacre à la notion de possible offre un témoignage particulièrement éclairant. Dans la première partie de l’Éthique, il est démontré que, entre le nécessaire et l’impossible, il n’y a rien et que spéculer sur le possible est une faute de raisonnement ; cela conduit logiquement à soutenir la thèse avancée au début de l’Appendice de cette première partie de l’ouvrage : « omnia praedeterminata », thèse dont découle un rigoureux nécessitarisme, donc la représentation d’un ordre des choses dont les enchaînements implacables sont noués une fois pour toutes, irrémédiablement. Si on s’en tient là, il en résulte que le projet éthique, qui consiste à intervenir dans cet ordre pour y introduire des modifications – changer le monde au lieu de se contenter de l’interpréter, dirait-on dans un autre langage –, est comme tel vidé dès le départ de son sens. Or il faut bien comprendre que cette argumentation dirimante est ciblée sur un objectif précis : l’évacuation du préjugé finaliste qui effectivement, considéré au point de vue absolu du Dieu-substance, ne tient pas la route. Mais ce n’est qu’une étape du raisonnement : dès le préambule de la partie suivante de l’ouvrage, Spinoza explique qu’il abandonne ce point de vue surplombant qui débouche sur un ontologisme radical et bloque toute réflexion à caractère pratique ; il adopte alors une nouvelle orientation de pensée destinée à « conduire comme par la main l’âme à la béatitude suprême », projet dont la dimension est ouvertement axiologique. Or, c’est en choisissant de s’engager dans cette voie qu’on est amené de fil en aiguille à reconsidérer la notion de possible : celle-ci est en conséquence redéfinie, en étant distinguée de celle du contingent, au début de la quatrième partie de l’Éthique où est introduite, au titre d’une fin à réaliser, l’idée d’une vie humaine parfaite ; et les dernières propositions de cette partie de l’ouvrage exposent, au conditionnel – on est ici apparemment en pleine utopie, ce qui est étonnant de la part de Spinoza -, ce que serait une vie d’hommes libres (qui penseraient à rien moins qu’à la mort, s’efforceraient d’échanger le moins possible avec des ignorants, ne formeraient aucun concept du bien et du mal, etc.). Par là devient envisageable un nouveau rapport à la finalité : si elle n’a objectivement aucun sens dans la perspective totalisante propre à la substance, qui est et agit en vertu de la nécessité de sa nature infinie sans se fixer à l’avance aucun but, – concrètement cela signifie que la nature, considérée en soi et par soi, ne suit aucune visée intentionnelle, essaie toutes les voies qui s’offrent à elle, ne planifie rien à l’avance –, la finalité retrouve une vigueur lorsqu’elle est appréhendée sous le biais de l’existence des vivants que nous sommes à côté de toutes les autres formes de réalité modale qui sont des expressions limitées à des degrés divers de la puissance infinie, et même infiniment infinie, de la substance ; alors, le projet d’une vie meilleure, projet qui dans l’esprit de Spinoza est en dernière instance politique, car une telle vie ne peut être qu’une vie « commune », associative et intégrée, devient légitime alors même qu’il semblait avoir été invalidé au départ par la représentation accablante du déterminisme naturel. Cette relégitimation des possibles n’implique absolument pas qu’ait été abandonné le principe de la ratio seu causa, qui a sa source dans la nature des choses, au bénéfice de la représentation d’un monde artificiellement et formellement humanisé après avoir été dégagé du carcan dans lequel l’enferme la nécessité issue de la puissance infinie de la substance : mais elle soulève le problème des conditions dans lesquelles, à l’intérieur du cadre global installé par cette puissance, peuvent être privilégiées certaines orientations vitales évaluées comme meilleures selon le critère de l’utilité (l’utile étant lui-même ce qui rend davantage actif). Pour le dire autrement, le point de vue absolu de la substance (qui affirme que tout est nécessaire) et le point de vue relatif des réalités modales (qui ne sont pas causes de soi, ce dont la conséquence est qu’elles sont en permanence balancées entre passivité et activité) ne s’opposent pas terme à terme frontalement, comme s’ils se situaient sur un même plan : une fois compris qu’ils se tiennent à des niveaux de puissance et d’intensité différents, on est en droit de poser la question de l’ajustement de leurs effets, dont l’art de vivre qu’est l’éthique constitue la mise en œuvre.

         Ce résumé extrêmement simplifié donne une idée du parcours complexe suivi par Spinoza dans l’Éthique, où n’est pas exposé un réseau de nécessités toutes rabattues à plat et étalées sur un seul plan, mais où ces nécessités sont mises en relief et modulées en étant placées successivement sous des éclairages différents, ce qui permet d’ouvrir les espaces de liberté et d’action en l’absence desquels le projet d’une éthique perdrait son sens. La conception étroite et restrictive d’un « monisme » intransigible est responsable d’une telle mise à plat qui dénie à la substance toute perspective de mobilité et de changement : or la substance n’est pas « une » au sens purement numérique de « un seul » qui à terme, en faisant d’elle un être isolé, la dépouillerait de son infinité, ou si l’on veut l’appeler ainsi de son épaisseur concrète, mobile et complexe ; elle est une tout en étant plusieurs, plurielle tous azimuts, et en conséquence ouverte sur des perspectives illimitées de transformation, en état permanent de débordement par rapport à son état donné quel qu’il soit et non condamnée à se reproduire sous telle ou telle forme à l’identique, de manière arrêtée. C’est ce que Hegel n’a pas compris parce qu’il ne pouvait pas le comprendre, étant donné l’orientation de pensée propre à sa position philosophique qui, ramenée à l’essentiel, consiste à faire rentrer le devenir et l’histoire dans le cadre d’une téléologie rationnelle informée par l’idée de progrès, suivant une lancée qui paraît avancer droit devant soi, alors qu’en réalité elle recule comme si elle était tirée ou attirée par son but, la réconciliation définitive de l’Esprit avec soi, dernier mot de la philosophie. Or l’intérêt de la philosophie de Spinoza consiste peut-être dans le fait qu’elle ne comporte pas de dernier mot : « Reliqua desiderantur », « Tout reste à faire » pourrait être sa devise en tant, j’y reviens, que « philosophie pratique ». C’est du moins de cette façon que je comprends « l’histoire sans sujet » dont parle Althusser : si elle est sans sujet, c’est parce qu’elle est à elle-même son propre sujet, en tant que processus qui n’est prédestiné à aucune fin et ne cesse d’aller vers ailleurs hors de tout terme et de toute limite. Et c’est aussi de cette façon que je comprends « l’univocité de l’être », c’est-à-dire le « plan d’immanence » dont Deleuze a repris l’idée à Scott : cette univocité est pluridirectionnelle, comme cette immanence est pleine, en état d’invention permanente, et non figée, uniforme, monolithique, ce qu’elle ne serait que sous la condition d’avoir été vidée de sa puissance.

8) Comment conciliez-vous les engagements ontologiques que la pensée de Spinoza semble exiger de ses lecteurs avec une perspective plus historiquement informée (avec même une perspective historico-matérialiste) ?

        PM – Comme je viens d’essayer de l’expliquer, je pense qu’il faut comprendre Spinoza en le soustrayant à une interprétation purement « ontologique » qui rend impensable ce que Marx appelle la « Veränderung » historique, ou pour reprendre une formule qu’Althusser affectionnait particulièrement, la possibilité de « faire bouger les choses ». Spinoza n’a pas été ce pur spéculatif ou philosophe contemplatif qui, pour voir les choses de plus haut, donc en adoptant le point de vue d’une rationalité idéale et abstraite, se serait dégagé des exigences de l’histoire et en particulier de l’histoire de son temps dans laquelle il s’est au contraire complètement enfoncé. S’il en avait été autrement, aurait-il pris le risque de mettre en circulation le brûlot théorique qu’était le Tractatus theologico-politicus, dont les effets se sont répandus aussitôt dans l’Europe entière comme une traînée de poudre ? De ce point de vue, sa perspective a été « historiquement informée » autant qu’elle pouvait l’être à son époque. Elle l’a même été sous une forme particulièrement originale : la trajectoire de vie qui été la sienne lui a permis d’accumuler les éléments d’une culture diversifiée ayant pour principaux piliers la Bible, Machiavel et Descartes ; avoir fait rentrer ces ingrédients dans un même flacon et en avoir fait sortir, après l’avoir agité, de la philosophie sous la forme où elle s’est transmise jusqu’à nous prouve que, décidément, il n’avait peur de rien, ce que ses contemporains ont d’ailleurs parfaitement perçu.

         Ceci dit, je ne vois pas quel intérêt il y aurait à plaquer sur son œuvre, sous prétexte de l’actualiser, une grille de lecture reprise au marxisme, au bergsonisme, ou à quelque autre « isme » que ce soit. Spinoza se suffit parfaitement à lui-même ; il n’est ni héritier ni précurseur. Moderne, il l’a été en son temps et il l’est resté dans d’autres où des faces différentes de sa pensée se sont révélées, sans qu’on soit encore arrivé à en faire le tour et à le faire rentrer dans l’ordre du bien connu qui n’aurait plus rien de nouveau à dire. Il faut renoncer à chercher chez Spinoza des idées toutes faites sous forme d’acquis ou d’un prêt-à-porter intellectuel : sa force, il la tire du fait qu’il continue à nous faire réfléchir, et ainsi nous pousse à aller plus loin dans des directions nouvelles, éventuellement imprévisibles. C’est en cela qu’il est un « vrai philosophe », au sens de la « vera philosophia » dont il parle dans sa lettre à Albert Burgh : il n’a pas cessé de nous étonner.

9) À un moment donné, vous avez noté : « La vérité de la philosophie est autant chez Spinoza qu’elle doit l’être aussi chez Hegel ; c’est-à-dire que ce n’est pas entièrement dans l’un ou l’autre, mais quelque part entre les deux, dans le passage qui s’effectue entre l’un et l’autre ». Cela semble également informer le titre de votre livre monumental Hegel ou Spinoza. Dans ce livre, vous proposez une lecture inversée de Hegel, du point de vue de Spinoza. C’est-à-dire que Spinoza fonctionne comme un lecteur-critique avant la lettre de la pensée hégélienne. Pouvez-vous nous dire un peu plus ce qui est en jeu et pourquoi vous voyez nécessaire de revenir de Hegel à Spinoza et de (re)lire Spinoza avec des yeux et des esprits qui connaissent Hegel ?

        PM – Les remarques que je viens de présenter en réponse à votre précédente question ne doivent pas conduire à faire à Spinoza un sort à part, à le statufier, comme s’il était « le » philosophe par excellence, le seul digne de ce nom, ce qui reviendrait à l’idéaliser : il n’est pas besoin de s’afficher « spinoziste » et de brandir ce signe de ralliement comme un drapeau pour s’intéresser à Spinoza. En ce qui me concerne, je ne considère pas qu’il ait raison sur tout et qu’il soit seul dans ce cas : je vois plutôt en lui et dans son œuvre une sorte de machine à faire penser, qui fonctionne au maximum de sa puissance lorsqu’on le met en confrontation avec d’autres philosophes. C’est ce que j’ai voulu dire en suggérant que, s’il y a une vérité philosophique, ce n’est ni chez Spinoza ni chez Hegel qu’on peut la trouver, mais « entre » eux, dans l’espace de discussion ouvert par leur rencontre qui a produit et continue à produire des effets détonants : occuper cet intervalle oblige à réfléchir, à se confronter à des questions auxquelles autrement on n’aurait pas pensé.

         À ce propos, je voudrais faire une remarque concernant la manière dont sont conçues aujourd’hui les études de philosophie. Le débat entre « non-continentaux » et « continentaux » s’est en partie focalisé sur le problème de la lecture des philosophes. Les premiers soutiennent que l’intérêt consacré aux positions doctrinales adoptées par tel ou tel philosophe détourne des vraies questions philosophiques, comme celle de savoir si le café est sucré dans la bouche ou dans le bol, question qui doit rester la même qu’elle soit posée à Berkeley, à Oxford ou à Paris, qu’elle soit formulée dans les termes en usage au Moyen-Âge, à l’époque classique ou à n’importe quelle autre et qu’elle soit labellisée en référence au nom propre de tel ou tel philosophe ; et ils reprochent aux seconds d’avoir concentré leur réflexion sur des recherches à caractère monographique, ciblées sur la question de savoir ce qu’Aristote, ou Descartes, ou Hegel… ont « vraiment dit et pensé » sur un sujet donné, ce qui a inévitablement pour conséquence de rabattre la philosophie au niveau d’une fastidieuse et vaine doxographie, sur fond de préjugé historiciste.

        Ramené à ce dilemme élémentaire, le débat est insoluble parce qu’il est faussé dès le départ. Pour ma part, je pense qu’il faut continuer à lire et à relire les philosophes, comme eux-mêmes n’ont d’ailleurs jamais cessé de le faire pour arriver à configurer leur propre position philosophique, dont on ne peut en aucun cas supposer qu’elle se suffise à elle-même. On ne fait pas de philosophie tout seul, en procédant à une sorte d’examen interne de sa propre pensée érigée en paradigme universel, mais avec d’autres, et à la limite avec tous les autres. Pour cela il ne suffit pas de prendre connaissance de ce qu’ils ont pensé, comme si on relevait un compteur dans le but d’enregistrer en l’état certains résultats, ainsi que le préconise une conception de la lecture purement académique ; mais il faut s’essayer à penser avec eux, en repérant les singularités, éventuellement les anomalies et les difficultés que présentent les ensembles discursifs dans lesquels leur héritage intellectuel est consigné, pour autant que ces ensembles comportent toujours une part d’inachèvement. Et le meilleur moyen pour y arriver est précisément de s’installer dans « l’entre », l’intervalle, – un intervalle qui peut à l’occasion présenter les allures d’un gouffre –, ouvert lorsqu’on les met en confrontation avec d’autres, en étant animé de la conviction que la vérité ne se trouve pas comme si elle était déjà toute faite ou en dépôt chez tel ou tel d’entre eux, mais constitue l’enjeu de leur confrontation telle qu’elle se poursuit au cours d’une histoire qui, n’ayant jamais véritablement commencé et n’allant nulle part en particulier, est destinée à ne jamais s’achever, à ne jamais aboutir à des conclusions définitives, après quoi, le spectacle étant terminé, il ne resterait plus, comme au théâtre, qu’à baisser le rideau sur la représentation et à revenir pour les saluts.

        Se figurer que philosopher soit une opération assurée personnellement par quelqu’un, de quelque nom qu’on l’appelle, et que celui-ci en tire entièrement de soi la matière (la « matière grise »), en se plaçant dans la perspective d’un commencement absolu de la pensée en tant que réflexion pure dont la gestion est assumée entièrement par un sujet rationnel indépendant, n’est guère raisonnable : éventuellement peut être effacée du compte-rendu des résultats de la rumination à laquelle un philosophe s’est livré la mention des références extérieures dont sa réflexion s’est nourrie chemin faisant, ce qui par l’effet d’une procédure rhétorique confère formellement à ce compte-rendu un caractère apparent de généralité pouvant prétendre à une universalité intemporelle ; mais cela n’empêche que la réflexion en question n’a pu avoir lieu sans s’être adossée à d’autres, qui lui ont fourni des éléments qu’elle a réajustés à sa manière en effectuant à partir d’eux un nouvel agencement, et c’est celui-ci qui constitue son apport propre. Au fond, si on y réfléchit bien, il n’y a, depuis qu’à ce mot on peut prêter du sens, ou du moins quelque peu de sens, qu’une seule philosophie, ou plutôt faudrait-il dire un seul « philosopher » au sens d’une activité en cours destinée à se poursuivre indéfiniment, qui traverse toutes les « philosophies » dans lesquelles elle revêt à chaque fois, à la façon d’une variation musicale, une allure différente : philosopher, ce n’est en effet rien d’autre que participer à ce mouvement ininterrompu de pensée auquel, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou non, tous les philosophes sans exception, les grands comme les petits, les patentés comme les marginaux, les bons comme les mauvais, les vrais comme les faux, appartiennent dans la mesure où ils s’y rattachent comme ils peuvent, avec les moyens du bord, à leurs risques et périls, depuis le point de vue singulier qui est le leur dont il ne leur reste qu’à exploiter les avantages et les inconvénients, les reculs et les avancées. Du fait que cette exploitation est singulière en raison des conditions sans pareilles dont elle dépend, car elle doit à chaque fois s’effectuer en situation, il ne faut pas se hâter de conclure qu’elle est solitaire, qu’elle constitue une unité indépendante, et que l’entière responsabilité en revient à l’individu qui en assume occasionnellement l’initiative, si exceptionnel soit-il, ce qui le placerait d’emblée hors norme, complètement à l’écart des attentes ordinaires, et en fin de compte inapprochable.

         Ce qui est le plus intéressant dans l’œuvre d’un philosophe, c’est qu’elle peut faire arriver quelque chose : un événement se produit qui fait basculer la réflexion d’un autre côté. Or cet événement ne peut présenter une signification isolée : sa portée est forcément unanime, collective, ne serait-ce que par les effets de résonance qu’il produit et qui se propagent au-delà des conditions ponctuelles de sa manifestation. C’est pourquoi j’estime absurde l’opposition souvent installée entre pratique de la philosophie et étude de l’histoire de la philosophie, opposition sanctionnée par leur constitution académique en disciplines autonomes. C’est en étant animé par ce souci que j’ai cherché à comprendre ce que devenait Spinoza vu à travers le miroir que Hegel lui renvoie, ce qui constitue un cas particulier de l’exploration de l’« entre » dont je viens de parler. Mais dans mon esprit, il ne s’agit pas non plus d’un face à face ayant la forme d’une relation exclusive. Il y a bien d’autres façons de mettre la pensée de Spinoza en relation avec d’autres pensées. Si j’en avais la possibilité, je m’engagerais dans la préparation d’autres études qui pourraient s’intituler « Spinoza ou Descartes », « Spinoza ou Pascal », « Spinoza ou Leibniz », etc., qui permettraient de révéler toujours plus d’aspects étonnants de sa démarche. Et en fin de compte, si toutes ces études pouvaient être menées à terme, je les rassemblerais dans un ouvrage intitulé « Spinoza ou Spinoza », qui ferait pénétrer dans sa propre philosophie tout l’« entre » en quoi consiste le philosopher pris en général dans son infinité.

10) Dans le dernier chapitre de Hegel ou Spinoza, « omnis determinatio est negatio », vous abordez la détermination et la négation chez Spinoza et Hegel, en partant de l’affirmation « die Bestimmheit ist Negation ». Vous faites ici une remarque très intéressante :

« Ce que Hegel a lu dans Spinoza – et toute lecture authentique est à sa manière violente, ou alors elle n’a que la bénignité d’une paraphrase – importe tout autant que ce que celui-ci a dit effectivement ; ou plutôt, ce qui compte, c’est la réaction de ces deux discours l’un sur l’autre, parce qu’elle constitue pour eux un irremplaçable révélateur. De ce point de vue, que la fameuse phrase soit de Spinoza ou de Hegel, elle est le meilleur des symptômes pour analyser le rapport des deux philosophies. »

La Découverte, 1990, p. 141

Cela nous fait penser au début du chapitre d’Althusser dans votre Lire le Capital, où il affirme que « La première personne à avoir posé le problème de la lecture, et par conséquent de l’écriture, a été Spinoza ». Plus tard, dans le même texte, il propose le terme de « lecture symptomale ». Serait-il exagéré de lire votre déclaration du point de vue de la méthode de « lecture symptomale » ?

        PM – La meilleure façon d’aborder les philosophes au point de vue de ce que je viens d’appeler l’« entre », ce qui permet de les réintégrer dans le mouvement interminable du philosopher, un mouvement sans origine et sans fin assignables, c’est de repérer chez eux ce qui, si on peut dire, « fait symptôme » : à savoir d’infimes accidents de pensée qui, si on y prête attention, peuvent être révélateurs de certaines de leurs grandes orientations théoriques et pratiques. Ces accidents, à première vue imperceptibles, deviennent saisissables lorsqu’on prend en compte la relation de ce qu’on appelle improprement la « doctrine » d’un philosophe et de celles d’autres philosophes avec lesquels il s’est à telle ou telle occasion rencontré (une rencontre qui d’ailleurs peut se faire uniquement dans l’esprit d’un lecteur, alors même qu’elle n’a pas eu lieu historiquement) : ces événements sont porteurs de signification en raison de la dimension énigmatique qu’ils comportent le plus souvent et qui interloque. Ce sont des indices de ce genre que j’ai tenté de repérer en examinant d’un peu près ce qui est arrivé à Spinoza lorsque Hegel a entrepris de le lire, à sa façon, de manière forcément tordue. À travers ces torsions, qui peuvent dans certains cas revêtir le caractère de trahisons, quelque chose continue sourdement à parler : « ça pense », sans que ce qui en ressort appartienne spécifiquement à Spinoza ou à Hegel ; c’est quelque chose qui « se passe » et « a lieu » dans l’intervalle qui les sépare.

         Ce genre de lecture est effectivement « symptomal », dans le sens ou dans un sens voisin de celui qu’Althusser a donné à ce mot. Ce qu’il appelle « lecture symptomale » implique d’abord de renoncer à porter sur un discours théorique un regard direct en vue de dégager ou de réceptionner un « sens » qui y serait d’emblée déposé ; et c’est forcer ce discours à en dire plus, en lui appliquant une lecture rasante, latérale, qui procède de biais et emprunte des détours, ce qui, il faut en tenir compte, débouche sur des résultats partiels et provisoires, destinés à être constamment révisés. Considérée de cette manière, la lecture prend acte du fait que, dans les discours qu’elle prend pour cible, quelque chose se passe, ça bouge, des événements sont en cours, dans le sillage desquels sa propre opération d’analyse est appelée à se faire une place, en jouant en quelque sorte sur des transferts, ce qui lui permet de s’y faufiler. Pour reprendre une métaphore dont Althusser se servait pour caractériser l’action politique, telle qu’il la comprenait en effectuant des lectures croisées de Machiavel et de Lénine, – ce qui était encore une façon de labourer le champ de l’« entre » –, il s’agit de prendre au vol un train en marche, quitte à le rater ou à se casser la figure, donc en prenant des risques. En ce sens, on peut soutenir qu’il n’y a de vraie lecture qu’engagée, consciente d’être entraînée dans un cycle en devenir d’où le discours sur lequel elle travaille est provisoirement émergé, cycle dont elle effectue la relance suivant une direction qui, n’étant pas contenue en germe dans une origine, n’est pas tracée à l’avance.

        Ce cycle, qui procède du renvoi de discours en discours, de biais en biais, et de détours en détours, tourne-t-il parfaitement rond ? Justement, non. C’est ce qu’est destiné à faire comprendre le concept de « lecture symptomale ». Celle-ci consiste à s’insérer dans une dynamique textuelle, non en la prenant telle quelle au premier degré, comme pourrait le faire un regard extérieur qui prétend la voir bien en face et l’embrasser en totalité, mais en s’insinuant dans ses failles et en en faisant ressortir les impuretés, les difficultés : dans les séquences discursives qu’elle se propose de traiter, elle décèle ce qui joue et se joue, en privilégiant les déséquilibres qui signalent que quelque chose est en train d’agir, ce qui pousse à aller plus loin, suivant une trajectoire irrégulière qui se poursuit sans avoir commencé ni parvenir à atteindre un terme définitif. La lecture symptomale est en conséquence un processus ouvert, qui se déporte vers l’avant en prenant appui sur ses maillons faibles, comme c’est par ailleurs le cas pour n’importe quelle conjoncture historique. Pour rendre compte de cette démarche singulière, Althusser reprend le paradigme de la vision en essayant d’en tordre l’usage : la lecture symptomale départage dans les textes du visible et de l’invisible, du manifeste et du latent. Faire la part du manifeste et du latent, cela consiste à dénouer le lien qu’installe artificiellement entre eux la pulsion scopique, celle qui accorde une entière confiance au regard porté directement sur son « objet », comme elle le fait lorsqu’elle présente le latent comme du manifeste en puissance, et le manifeste comme du latent en acte. Le latent que vise la lecture symptomale n’a rien à voir avec une signification cachée en attente de son déchiffrement ou de son interprétation : il n’est pas le déjà-là d’un sens originaire, mais il représente plutôt le non-sens, le travail du négatif qui, de l’intérieur, travaille toute production de sens, et la fait basculer vers la recherche d’un autre sens qui n’est pas préfiguré dans le précédent. Prendre en compte une opération de ce genre fait réfléchir, force à penser. Une lecture symptomale est forcément active et créative.

        Recoupe et éclaire de façon frappante cette manière de concevoir et de pratiquer la lecture symptomale une formule de Spinoza, à laquelle Althusser s’est souvent référé, « verum index sui et falsi », en insistant à chaque fois sur le fait qu’il fallait la prendre dans son énoncé complet, au lieu d’en donner, comme c’est trop souvent le cas, une présentation amputée qui la ramène à l’énoncé « verum index sui », ce qui revient à absolutiser la vérité en la constituant en entité isolée. Cette formule signifie que la vérité ne s’indique elle-même qu’en retraçant à chaque fois la ligne de partage qui la sépare du faux, ou plutôt, faudrait-il dire, d’un faux, de son faux, n’y ayant de faux que dans le cadre du mouvement au cours duquel se produit, sous des formes partielles, de la vérité, et non « la vérité » considérée comme un tout autosuffisant : de même, dans tout énoncé discursif, en tant qu’il revêt la forme active d’une intervention, s’effectue et du même coup se donne à lire la scission entre ce qui en lui accède à la visibilité et ce qu’il rend invisible, à la recherche d’un équilibre précaire qui ne dispose d’aucune garantie idéale. La formule « omnis determinatio est negatio », que Hegel a critiquée, est-elle effectivement de Spinoza ? Elle est de lui tout en ne l’étant pas : elle émerge, au titre d’un symptôme, de la rencontre virtuelle entre Hegel et Spinoza, une rencontre dont les effets ont été et sont encore particulièrement perturbants, ce dont ils tirent leur intérêt philosophique.

11) Althusser a écrit : « Nous n’avons jamais été structuralistes, parce que nous étions des spinozistes. » Comment vous situez-vous par rapport à cette position ? En quel sens la position de Spinoza est-elle toujours déjà post-structuraliste ?

        PM – N’oublions pas que Marx disait : je ne suis pas « marxiste » ! C’est dans ce même sens qu’il faudrait prendre la formule : nous n’avons jamais été « structuralistes ». D’ailleurs, « le » structuralisme, sous la forme générale qu’on lui a prêtée, n’a jamais existé, sinon dans la tête de journalistes ou de doxographes qui en ont forgé de toutes pièces la fiction pour des raisons de pure opportunité. À la rigueur on pourrait parler, au pluriel, de « structuralismes », ceux qui ont été imputés à Lévi-Strauss, à Barthes, à Lacan ou à Foucault n’ayant guère de points communs entre eux. S’il y a eu ce qu’on peut appeler une époque du « structuralisme », c’est au sens de l’ouverture d’un espace de débat qui donnait lieu à des confrontations permanentes : celles-ci étaient libres et ne débouchaient sur aucune issue définitive. Ce qu’Althusser a lui-même appelé à un certain moment « Théorie » ne représentait pas, telle qu’il la pratiquait, un système complet, refermé sur soi, mais une incitation à poursuivre un effort de recherche et à mener un combat contre les idées toutes faites : il s’agissait en fin de compte d’un programme de travail, ou si on veut l’appeler ainsi d’un questionnement destiné à être interminablement relancé. S’il y a eu méprise à ce sujet, ce qui a nourri l’accusation de « théoricisme », c’est peut-être parce qu’Althusser, à un certain moment de son parcours, a usé et abusé du mot « thèses » pour exprimer des prises de position philosophiques : ces fameuses thèses étaient en réalité des hypothèses, qui n’avaient de valeur qu’une fois mises à l’épreuve de la réalité, ce qui les engageait dans un processus de constante rectification, tout à l’opposé d’acquis définitivement établis.

         De ce point de vue, « être spinoziste » (pour ne pas être structuraliste) ne peut non plus signifier l’adhésion à un système de pensée censé détenir de manière exclusive et triomphale « la vérité » : c’est plutôt l’appel à une pensée critique, dédogmatisée, insatisfaite, ce qui est la condition pour qu’elle soit porteuse d’un ferment révolutionnaire. S’applique ici avec une force exemplaire la formule que j’évoquais tout à l’heure, « Verum index sui et falsi » : il n’y a pas de vrai en soi, mais seulement du vrai qui ne parvient à s’affirmer qu’en se confrontant inlassablement au faux qu’il identifie comme tel parce qu’il projette sur lui sa lumière, dans le contexte propre à un combat qu’il faut reprendre sans fin. Cela posé, la tentation d’être un « -iste » de quelque ordre que ce soit se dégonfle d’elle-même. Spinoza n’était pas « spinoziste » : et au cas où il aurait eu cette prétention, elle aurait bloqué la dynamique du « philosopher » qui le traversait sans s’arrêter à lui. Pour ma part, même si j’ai beaucoup travaillé en prenant appui sur des textes signés de son nom, cela ne justifie pas à mes yeux que je puisse être de mon propre aveu catalogué, étiqueté, fiché en tant que « spinoziste » ou « spécialiste » de Spinoza. Constituer Spinoza en domaine réservé, l’idéaliser en l’installant sur un piédestal ou le considérer comme une fin en soi, – démarches sécessionnistes qui débouchent sur une exclusion –, c’est en dernière instance trahir sa pensée sous le prétexte indu de la valoriser.

12) Dans les livres où vous avez proposé une approche matérialiste de la littérature (on pense entre autres à Pour une théorie de la production littéraire ou à À quoi pense la littérature ?), vous proposez une manière renouvelée et puissante d’aborder les textes littéraires qui jusqu’à présent a été rarement reprise dans la recherche contemporaine (à quelques exceptions près, comme Warren Montag), quelque peu similaire aux textes sur le théâtre et la littérature écrits par Althusser. Pouvez-vous nous dire en quoi votre approche n’est ni herméneutique ni structuraliste ? Peut-on dire que vous lisez de la littérature comme Spinoza lit le texte biblique ? Que signifie lire des œuvres littéraires comme des « expressions » ?

        PM – Si je me suis beaucoup intéressé à des textes rattachés au genre de la « littérature » – un genre d’ailleurs bien difficile à définir et à contenir dans des limites précisément arrêtées tant il est hétérogène et composite –, c’est en étant animé principalement du souci d’élargir le champ d’intervention de la philosophie, trop souvent cantonnée dans le domaine d’une spéculation pure qui la condamne à sombrer dans un certain formalisme, concrètement à tourner en rond sur elle-même : confrontée à des textes littéraires ou réputés tels à des niveaux d’ailleurs très différents, l’activité philosophique est sollicitée par des formes de pensée foncièrement impures, soit parce qu’elles sont obscures soit parce qu’elles sont inabouties, – non par défaut, mais, si on peut dire, par vocation –, ce qui fait obstacle à une récupération conceptuelle qui permette de les faire rentrer dans l’ordre du bien connu. En se confrontant à la littérature, la philosophie est amenée à prendre distance avec le conformisme que génère inévitablement la tentation du repli sur soi propre à une attitude uniment spéculative. Partant de là, j’ai été d’emblée détourné du projet de faire ce qu’on appelle une « philosophie de la littérature », qui prendrait la littérature pour objet extérieur de réflexion, en cherchant à lui imprimer une forme à laquelle elle est forcément rétive. Mon intention n’était pas non plus de traquer chez les écrivains des traces de pensée philosophique qui pourraient s’y trouver comme en dépôt et qu’il suffirait d’extraire : par exemple, essayer d’identifier une philosophie « de Balzac », une philosophie « de Zola », une philosophie « de Mallarmé », une philosophie « de Proust », etc. Ce que j’ai cherché à faire a plutôt été de retravailler certains faits littéraires en étant principalement attentif à ce qui dans leur production et les modes de lecture qu’ils appellent, – c’est-à-dire ce qu’on peut appeler leur reproduction – peut amener à penser au sens que la philosophie donne à ce mot, avec la double valeur de l’éveil et de la provocation, donc de l’incitation à aller plus loin.

         J’avais fait paraître en 1990 un livre intitulé À quoi pense la littérature ? J’ai ensuite regretté ce titre : la littérature, pour autant qu’on puisse en parler comme d’un ensemble faisant bloc sur lui-même, ne pense pas, ce n’est pas son propos ; elle fait penser, ce qui est quelque chose de tout différent. À l’examen il m’est apparu que la littérature ou ce qu’on nomme ainsi peut être utilisé comme une formidable machine à faire penser, si du moins on l’amène à fonctionner dans ce sens. Lorsque mon livre a été réimprimé chez un éditeur différent, en 2013, j’ai donc décidé de l’intituler autrement : « Philosopher avec la littérature ». Philosopher avec la littérature, et non sur elle ou à son propos, c’est faire un bout de chemin à ses côtés et la prendre comme un instrument d’optique qui permet de voir des choses inattendues, des choses que sans son aide on laisserait passer et qui au point de vue de la spéculation pure ont seulement valeur de résidus auxquels il serait vain de s’intéresser. J’ai par ailleurs repris dans la seconde édition du livre le sous-titre qui se trouvait déjà dans la première : « Exercices de philosophie littéraire ». Par « philosophie littéraire » j’entendais une manière d’entrer en rapport avec les textes littéraires qui, comme je viens de le dire, allait tout à l’opposé d’une « philosophie de la littérature » : cette dernière se propose de dégager de textes littéraires un sens philosophique qu’ils sont censés déjà contenir, au titre d’un sens qui est déjà là, latent, endormi, en attente du prince charmant, un philosophe bien sûr !, qui viendra le réveiller : or la littérature n’est pas une belle endormie, mais, je reprends cette formule, une machine à faire penser, si toutefois on sait la mettre en route, et si on s’en sert pour se livrer aux exercices de pensée dont elle offre la possibilité. Je dis bien des « exercices », au sens de tentatives dans lesquelles on s’engage sans préjuger de leur résultat et en l’absence de quelque garantie de légitimité que ce soit. De manière générale, je pense que la philosophie devrait davantage pratiquer le genre de l’exercice.

         Lorsqu’on prête à la littérature des arrière-pensées qu’il suffirait de débusquer pour leur arracher le sens philosophique qu’elles nourrissent en secret, on est inévitablement conduit à opérer une sélection dans les œuvres littéraires : on fait un tri entre celles qui auraient ce sens au titre d’une propriété de droit, et celles qui ne l’ont pas, ce qui justifie qu’on les laisse de côté en décrétant qu’elles n’intéressent pas la philosophie. Dans une telle perspective, il y a d’une part les écrivains auxquels on attribue une dimension intrinsèquement philosophique ou dont on considère qu’ils sont « à la hauteur de la pensée », ce qui justifie qu’il entame avec eux un dialogue à niveau égal, sur les sommets : c’est de cette manière que Heidegger « lit » Hölderlin, en projetant sur les poèmes de celui-ci ses propres préoccupations philosophiques et en cherchant à leur arracher des éléments qui nourrissent sa propre réflexion. Je ne vois pas du tout les choses de cette façon : s’il y a dans la littérature quelque chose qui peut faire penser, donc activer une recherche de type philosophique, ce n’est pas sous la forme d’une prédisposition dont certains auteurs et certaines œuvres seraient gratifiés par grâce d’état, ce qui les mettrait d’emblée à part en leur assignant cette dignité exclusive. Le partage entre grande et petite littératures, la première étant porteuse d’un intérêt philosophique dont la seconde serait définitivement privée, ne m’a jamais convaincu. Si la littérature prise en tant que telle – donc comme étant affligée de ce qui au point de vue d’une spéculation formelle se présente comme une insuffisance ou un signe d’impureté, en raison des dérives imaginaires dans lesquelles la fiction narrative est entraînée ou bien des élans affectifs qui soustraient l’expression poétique à un contrôle rationnel – peut faire penser, c’est sous toutes ses formes, y compris celles qui à première vue se soustraient à une saisie proprement intellectuelle et réfléchie ; peut-être même sont-ce ces dernières qui, par leurs défectuosités, leurs faiblesses, leur rejet machinal de tout ce qui pourrait renvoyer à un effort de conceptualisation, leur spontanéité irraisonnée, exercent sur la pensée un effort de provocation maximale et l’obligent à sortir de sentiers battus, à se tourner vers des directions nouvelles. En lisant Jules Verne ou des romans policiers, on a peu de chance de tomber sur des séquences spéculatives suffisamment élaborées pour que cela vaille la peine de s’y arrêter durablement, alors que des séquences de ce genre pullulent dans ce qu’on appelle la littérature d’idées, celle qui raisonne ou prétend le faire au premier degré : mais on n’en a pas moins de nombreuses occasions de s’interroger, de prendre du recul par rapport à ce qui est dit, d’avoir affaire à des anomalies susceptibles d’être traitées comme des symptômes, donc d’être prises au sérieux sous condition bien sûr d’être reconditionnées du fait d’être interrogées.

         Vous me demandez si j’aborde des œuvres littéraires de la manière dont Spinoza lit la Bible. Il est manifeste que Spinoza, en labourant l’Écriture sainte dans tous les sens et en profondeur, a imprimé à la lecture de textes prise en général un élan inédit : il a balisé le terrain où prend place une exégèse rigoureuse, en particulier en se soumettant à l’exigence d’une recontextualisation historique et linguistique des faits discursifs auxquels elle s’applique ; suivant cette voie, il a soumis les textes sacrés à une méthode de lecture, comme il le dit, « naturelle », prenant ainsi le risque de les banaliser, et on comprend que cette démarche ait fait scandale à son époque. Cette méthode consiste à traiter les récits bibliques au pied de la lettre, tels qu’ils sont énoncés, en s’abstenant de les soumettre à l’épreuve de la vérité, c’est-à-dire de la représentation qu’on se fait à l’avance de celle-ci : considérés sous cet angle, ces récits constituent un témoignage irremplaçable au sujet de ce qu’il appelle la connaissance de premier genre, celle qui procède d’idées inadéquates et relève du régime de l’opinion, et qui est la pratique la plus répandue de la pensée sous ses formes individuelles et collectives. Spinoza est ainsi arrivé à sonder des profondeurs obscures dans lesquelles baigne la plupart du temps la vie des gens, sous la pression de forces qu’ils ne maîtrisent pas complètement, ce qui les place tendanciellement dans un état de servitude et d’ignorance : la Bible est pour lui un livre de vérité, non pas parce qu’elle délivrerait des vérités à prendre telles quelles sans discussion, mais dans la mesure où elle renseigne le mieux sur cet état et fournit à son sujet des matériaux d’analyse particulièrement précieux, que la philosophie animée par la puissance de l’intellect ne peut se permettre d’ignorer et de passer sous silence, en faisant comme si cela n’existait pas. Si la Bible intéresse la raison, c’est peut-être parce que, en raison du contenu auquel elle se rapporte, elle se tient au plus loin de la raison : ce déficit rationnel est au cœur de ce que Spinoza appelle le « théologico-politique », une réalité composite et mouvante dont il a entrepris de sonder les arrière-plans cachés. À ce point de vue, ma tentative de philosopher avec la littérature se tient effectivement dans le sillage de la lecture que Spinoza propose de la Bible : elle ne crédite pas la littérature de philosophèmes déjà élaborés ; elle ne la traite pas non plus comme un mausolée où seraient recueillies et conservées des créations dont la valeur serait sanctionnée par un jugement esthétique, mais elle la prend comme un champ à travailler, un matériau brut qu’on peut essayer de transformer en portant sur lui un regard attentif à certaines de ses singularités qui peuvent à l’occasion se présenter comme des irrégularités, ce qui, je reprends la formule que j’ai utilisée précédemment, fait penser. Cela dit, je ne crois cependant pas qu’on puisse trouver chez Spinoza une « méthode de lecture » susceptible d’être appliquée à la littérature, ne serait-ce que parce que, si on plie la lecture aux règles d’une méthode une fois pour toutes définie, on la désactive inévitablement, on la rend inattentive à ce qui dans les textes fait événement. Je vous renvoie à ce propos à ce que j’ai dit précédemment au sujet des difficultés soulevées par la notion de « protocole de lecture » : c’est à chaque fois, en situation, qu’il faut trouver les biais qui permettent de faire parler des textes, c’est-à-dire d’identifier les symptômes qui peuvent stimuler une réflexion créative, productive de formes de pensée nouvelles.

13) En neuro-sciences, Spinoza est considéré comme une figure très importante. Antonio Damasio, dans son Looking for Spinoza: Joy, Sorrow, and the Feeling Brain, soutient que Spinoza a anticipé les découvertes de la biologie, ainsi que les perspectives neurologiques sur la relation entre l’esprit et le corps. Damasio voit Spinoza comme un proto-biologiste. Comment voyez-vous la relation de Spinoza avec neurosciences, voire avec la psychanalyse ?

        PM – Spinoza s’est lui-même beaucoup intéressé, comme Descartes l’avait fait avant lui, à la médecine de son temps. Il est clair que la thèse énoncée tout au début de la cinquième partie de l’Éthique selon laquelle affections mentales et affections corporelles se correspondent « au cordeau » (ad amussim) ouvre formellement la perspective d’une nouvelle médecine psycho-somatique. Je dis bien « formellement », car cette idée qui, en rupture avec le dualisme traditionnel, révolutionnait de fond en comble la conception des rapports du corporel et du mental n’a exercé historiquement aucune influence sur le développement des idées médicales : il a fallu attendre le XXe siècle pour que cette manière de voir, ressurgie après avoir emprunté des cheminements très différents, soit prise au sérieux et qu’on ait rétrospectivement la révélation que Spinoza, hors la possibilité de toute espèce de confirmation expérimentale, en avait dessiné les contours grâce aux moyens du raisonnement philosophique. Il faut donc se garder de le présenter à cet égard comme un précurseur, ce qui n’est possible qu’au titre d’une projection récurrente. Que des biologistes contemporains comme Antonio Damasio ou Henri Atlan se reconnaissent dans Spinoza, et cherchent dans sa pensée des arguments qui leur permettent d’interpréter les résultats auxquels ils sont arrivés en suivant d’autres voies que celles de la spéculation pure et d’en généraliser la portée, est un fait. Mais cela ne doit pas amener à soutenir que Spinoza avait anticipé et en quelque sorte préparé leur démarche scientifique, car sa réflexion se tenait en réalité sur un plan complètement différent. Si Spinoza peut être considéré comme « actuel », c’est dans la mesure où les idées et les démonstrations qui se trouvent dans le texte de l’Éthique mettent en place des enchaînements rationnels qui, à défaut de fonder la science ou de se substituer à elle, l’instruisent à l’occasion en permettant de mieux comprendre les résultats auxquels elle parvient en se servant des moyens qui lui sont propres. Une actualité de ce genre est, peut-on dire, une éternactualité, dissociée de la représentation d’une intervention à distance du passé sur le présent conduisant à interpréter le rapport du premier au second selon les modalités du « déjà » et du « pas encore » qui impliquent sourdement la référence à une finalité : il faut donc éviter de replacer la philosophie de Spinoza et la neurobiologie dans le mouvement commun d’une histoire qui se déploierait sur une même ligne dans le sillage de laquelle elles s’influenceraient ou se conditionneraient l’une l’autre.

        Si la pensée de Spinoza détient une intelligibilité qui s’exerce encore au présent, c’est parce qu’elle s’est gardée de pousser ses raisonnements au-delà des limites qui leur étaient imposées par leur nature de raisonnements philosophiques, qui sont empêchés d’empiéter sur les découvertes de la science pour la simple raison que ce n’est pas à leur portée. Contrairement à Descartes, qui était convaincu qu’en se servant d’un modèle mécanique on pouvait fabriquer une connaissance complète en droit de la nature corporelle, Spinoza a tiré les conséquences pour la philosophie du fait que, comme il le dit, « nous ne savons pas ce que peut un corps ». Aujourd’hui, il semble que nous en sachions beaucoup plus, alors que l’expérimentation scientifique s’est développée dans des conditions qui sont sans commune mesure avec celles dont on disposait au XVIIe siècle : au regard de ce qu’on sait aujourd’hui des distinctions comme celles que Spinoza avance dans les postulats de sa « petite physique » (l’ensemble de considérations exposées entre les propositions treize et quatorze de la deuxième partie de l’Éthique) entre corps fluides, mous et durs, paraissent à juste titre dérisoires. Nous en savons certainement davantage, ce qui nourrit l’illusion que, peut-être, pour ce qui concerne la vie en général et la vie cérébrale en particulier, le voile d’Isis n’est pas loin d’être levé. Or, ce qu’on peut trouver chez Spinoza, c’est précisément le dispositif critique qui permet de dissiper cette illusion qui, par sa logique propre, débouche inévitablement sur un réductionnisme, qu’il soit idéaliste comme c’est le cas des théories finalistes de l’intentionnalité ou matérialiste comme c’est le cas des théories mécaniques de la transmission d’information par des canaux corporels. Si la philosophie est en mesure de servir la science, c’est en ramenant ses investigations dans les limites de la simple raison, des limites qu’elle est exposée naturellement à franchir : à cet égard ce qu’Althusser a écrit au sujet de la « philosophie spontanée des savants » reste éclairant.

        Quant à la psychanalyse, qui est avant tout, en réponse à des demandes particulières, une pratique soignante éclairée par de la théorie et non de la théorie appliquée, il semble que Spinoza se soit avancé sur des terrains qui présentent avec elle de fortes analogies. C’est en particulier le cas avec ce qui est exposé dans les vingt premières propositions de la dernière partie de l’Éthique, où le projet libératoire revêt l’allure d’une véritable « cure » dans laquelle le corporel et le mental sont simultanément engagés, sur fond d’une thérapeutique des affects et de cet affect primordial qu’est le désir qu’elle exerce à mieux gérer en en élargissant progressivement le rendement : relire Spinoza à la lumière de la Métapsychologie de Freud peut à la rigueur se justifier sur ce point précis. Mais ce rapprochement bute sur des limites qu’il faut éviter de franchir : et c’est précisément la révélation de ces limites qui le rend, à sa manière, éclairant. La cure de l’imagination préconisée par Spinoza et la cure de l’inconscient dont Freud a monté le dispositif diffèrent en effet sur le fond. Pour aller vite, on peut dire : l’analysant de Freud raconte ses histoires, et pour cela il a impérativement besoin de la présence muette de l’analyste à qui il les raconte ; alors que l’objectif du sujet éthique de Spinoza est d’arriver à cesser de se raconter des histoires (imaginaires), et pour cela il n’a pas besoin de la présence effective d’un autre à qui parler, parce qu’il n’a pas besoin de passer par la médiation spécifique du langage et de son symbolisme. Par ailleurs, une fois précisée la démarche qui intervient sur le régime de l’imagination en vue de lui apporter des améliorations, – celles-ci consistent, en mettant de l’ordre dans les représentations directement associées à des affects passionnels, à imaginer de plus en plus intelligemment (« magis vivide et distinctius ») ou de moins en moins « simplement » (simpliciter) –, les vingt propositions suivantes, sur lesquelles s’achève le trajet effectué dans toute l’Éthique, relancent le projet libératoire sur une voie complètement différente où l’âme est traitée en étant séparée du corps et de ses accidents, ce qui lui permet de « se sentir et s’expérimenter comme éternelle » en s’élevant au niveau des joies pures et ineffables que procure l’ « amor intellectualis Dei » où l’affectif et le rationnel se trouvent entièrement fusionnés : on est alors entraîné dans des élans quasiment mystiques qui se situent bien au-delà du plan où se situent médecine et psychanalyse. Faut-il céder à cet ultime entraînement ? C’est une question qu’on est parfaitement en droit de se poser.

14) De quelle manière et comment une théorie matérialiste de la littérature permet-elle de comprendre que la littérature forme et façonne l’idéologie ? Cela signifie-t-il que nous sommes capables de formuler ici une théorie expliquant pourquoi une certaine forme de ce que vous appelez « fausse totalité » est inévitable ou nécessaire, mais que nous apprenons quelque chose sur sa constitution ? En d’autres termes, cela signifie-t-il rendre compte de ce qui divise et sépare intérieurement l’œuvre littéraire d’elle-même (par laquelle elle devient une multiplicité) ?

        PM – Il m’a semblé – c’est une hypothèse de travail – que la littérature, réalité complexe aux frontières incertaines et dont il est impossible de faire le tour (et a fortiori d’en présenter la théorie complète), peut être utilisée comme un observatoire sur les mécanismes de l’idéologie : elle en fait ressortir certaines articulations, les limites et l’envers de son fonctionnement et éventuellement les échecs ou les ratés. De là sa situation paradoxale : la littérature est complètement immergée dans l’idéologie qui constitue son environnement matériel, et en même temps elle porte sur elle un regard éloigné qui lui permet d’en sortir et de la faire sortir d’elle-même. Elle est à la fois dedans et dehors, en un point subtil de basculement où il suffit d’un rien pour qu’elle parte d’un côté ou de l’autre. On peut dire qu’elle joue avec l’idéologie tout en la faisant jouer au risque de la faire déraper et à l’occasion disjoncter. C’est cette position équivoque, entre équilibre et déséquilibre, entre sens et non sens, qui m’a surtout préoccupé : j’ai essayé de lire des textes catalogués comme « littéraires » en vue de repérer en eux des points de rupture, des angles morts, là où ça grince, ça se dérègle, ce qui oblige à réfléchir. Cette démarche n’a donc rien à voir avec la tentative de légitimation qui s’appuie sur les critères traditionnels de l’esthétique : je n’ai pas cherché à faire le tri entre des formes belles et d’autres qui ne mériteraient pas cette qualification, donc à établir un classement hiérarchique étayé par des jugements de valeur. Mais je ne prétends pas non plus que le type d’approche détournée que j’ai choisi soit exhaustif et en invalide d’autres vis-à-vis desquelles il serait en rivalité. Pour le dire d’un mot, je ne m’intéresse pas, ou de moins en moins, à ce que la littérature « est », – ce que d’ailleurs, étant donné l’instabilité de la chose littéraire, il est peut-être définitivement impossible de savoir : quoi qu’il en soit à cet égard, je laisse le problème à d’autres –, mais à ce qu’elle « fait », et à ce qu’on peut faire avec elle en entretenant avec elle une relation biaisée, un partenariat qui associe connivence et défi, voire même éventuellement défiance ; c’est une sorte de jeu du chat avec la souris qui présente la particularité qu’on ne sait jamais qui est le chat et qui est la souris. Dans le cadre de notre actuelle discussion il me serait difficile d’aller plus loin à ce propos : d’ailleurs, je suis de plus en plus réticent à m’enfermer dans le cercle où des déclarations théoriques à caractère général au sujet de « la littérature » sont vouées à tourner interminablement en rond ; je préfère me consacrer à des « exercices de philosophie littéraire » pratiqués en situation, en exploitant le mieux possible les occasions particulières, elles sont nombreuses, où des textes littéraires, abordés avec soin sous certains angles, et étant déposée la prétention d’en épuiser le contenu ou comme on dit le « sens », conduisent, de manière souvent inattendue, à faire avec eux, en leur compagnie et sur leurs bords, un peu de philosophie et peut-être à faire de la philosophie autrement.

15) Nous faisons cette interview en pleine pandémie de COVID-19. On pourrait aussi rappeler ici que « l’homme libre ne pense pas à la mort ». Dans le contexte actuel, cela ne vise pas à rejeter la menace réelle du COVID-19 – comme le font la droite, et certains à gauche, au contraire. La difficulté d’obéir au dicton de Spinoza semble résider dans l’absurdité de penser la mort sous quelque forme que ce soit comme une force de motivation. Quelle est votre opinion sur cette ligne spinoziste ? Pourrions-nous si souvent ne pas être libres et penser à la mort en serait-il un symptôme ?

        PM – Spinoza ne dit pas que l’homme libre « ne pense pas à la mort », mais qu’« il ne pense à rien moins qu’à la mort » (de nulla re minus quam de morte cogitat). Cette formule contournée, bizarre, qu’il a dû choisir après mûre réflexion, doit être prise à la lettre : elle signifie que l’homme libre pense à la mort sur le mode du « rien moins que », c’est-à-dire qu’il s’efforce de contrôler au maximum les affects que déchaîne sa prise de conscience de sa condition d’être mortel, – serait-il libre en l’absence de cette prise de conscience ? –, liée à sa nature de mode fini, donc s’exerce à supporter, à vivre cette perspective autrement qu’en étant dominé par la crainte de la mort qui rend passif. On doit en conclure qu’il est impossible de ne pas penser du tout à la mort, sauf à s’évader dans un monde de pure fiction dont la représentation est plus dangereuse encore que n’importe quel accident mortel. La mort, on ne peut s’empêcher d’y penser, on y pense même toujours, à moins de sombrer dans l’inconscience : tout ce qu’on peut faire ou essayer de faire, c’est y penser, non pas même le moins possible, mais d’une manière qui en ramène la venue, de toute façon inévitable, à sa juste mesure, donc sur le mode, reprenons la formule employée par Spinoza, du « rien moins que », comme quelque chose qui va arriver, mais n’a pas l’importance que lui prête l’imagination en s’en faisant une idée inadéquate, mutilée et confuse. Autrement dit, l’homme libre est ou serait celui qui essaie de vivre sa mort de manière apaisée, dans une ambiance qui n’a plus rien de morbide ou de mortifère : c’est ce qu’il a de mieux à faire, et bien sûr il n’est pas aisé ni évident d’y arriver. Ne penser à rien moins qu’à la mort, consiste à comprendre et à accepter que la mort fait partie intégrante de la vie, qu’elle en est un moment nécessaire, qu’elle prend place dans son déroulement, au point que la tentation d’y échapper est non seulement vaine, mais fondamentalement nuisible : elle empoisonne l’existence entière en la livrant au désespoir et à la folie.

         À suivre ce raisonnement, le projet de Spinoza serait donc de soustraire la mort et sa représentation à la juridiction du négatif, en conséquence de la repositiver. La repositiver, qu’est-ce à dire ? Cela ne peut signifier que l’appréhender de plus en plus d’un point de vue positif, donc de moins en moins négativement : il s’agit d’un effort (au sens du « conatus »), donc d’un mouvement tendanciel qui se lance vers l’avant de lui-même sans spéculer sur son issue, quelle que soit celle-ci. À ce point de vue, la mort comme condition qui accompagne la vie entière est une chose à laquelle il serait difficile et dommageable de ne pas penser du tout ; et la mort comme événement, c’est-à-dire comme accident, qui met fin à la vie et coupe court à l’élan du conatus est une autre chose, qu’il ne faut pas confondre avec la précédente. Prendre conscience de cette distinction libère, rend plus actif et moins passif. La mort comme condition est une détermination nécessaire de notre nature : elle fait en conséquence l’objet d’une connaissance certaine, pour autant que sa cause est en nous. La mort comme événement se produit nécessairement, mais sa cause, qui ne se trouve certainement pas en nous, doit nous échapper, ce qui l’affecte d’une certaine dimension de contingence. Sa cause demeure inconnue parce qu’elle n’est pas en réalité une cause, mais une multitude infinie de causes dont la rencontre n’obéit à aucune finalité interne ou externe : c’est ce que Spinoza explique dans l’Appendice à la première partie de l’Éthique, consacré à une critique radicale de la finalité, dans le passage souvent commenté où il se sert de l’exemple d’un fait divers à la fois banal et déconcertant (un homme sort de chez lui pour aller voir des amis ; au moment où il franchit le seuil de sa porte, une tuile détachée du toit par un vent violent tombe sur sa tête et le tue) ; si cet événement paraît indéterminé – c’est dans le creux libéré par cette absence de détermination que la représentation d’une fin vient se loger, pour boucher le trou en quelque sorte –, c’est parce qu’il est trop déterminé, tellement déterminé qu’il est impossible à un entendement fini de maîtriser la totalité des enchaînements dont il relève ; cela étant compris, on lui accordera moins d’importance, on évitera d’alimenter des peurs en le noyant sous des flots de commentaires nourris de préoccupation imaginaires. Sous cet angle, oui, on peut dire que l’homme libre ne pense pas à la mort : il ne pense pas à la mort-événement, alors même qu’il ne peut éviter de penser à la mort-condition, qui est d’une autre nature que la précédente parce qu’elle ne se ramène pas à un événement déterminé par un nombre illimité de causes qui, en raison de cette illimitation, doit demeurer inconnaissable. Ne penser à rien moins qu’à la mort, c’est occuper tant bien que mal l’intervalle entre ces deux figures incommensurables de la mort que sont la mort-condition, dont il est possible de former une idée adéquate, et la mort événement, qui ne se donne à représenter qu’à travers des idées inadéquates.

         Cette analyse esquissée à très grands traits conduit à invalider une interprétation de la philosophie de Spinoza qui s’est longtemps imposée : celle d’un rationalisme absolu, qui dit le dernier mot sur tout et assure le triomphe absolu du savoir sur l’ignorance. Tout à l’opposé, Spinoza s’est lancé dans l’entreprise d’une philosophie pratique pour laquelle la ligne de partage entre la sagesse et l’ignorance, entre le connu et l’inconnu, n’est jamais définitivement tracée : à mesure qu’on en sait plus, ce qui augmente les chances d’être actif donc de vivre plus librement, le domaine de l’inconnu sur lequel on a grignoté une part s’élargit, ce qui fait replonger dans la passivité. Le monde tel que Spinoza le voit n’est pas étale et serein, mais inachevé, bourré de pièges, intranquille et inquiétant : la puissance infiniment infinie de la substance l’engendre en l’engageant dès le départ dans un mouvement incessant et multidimensionnel de transformation dont on ne verra jamais le bout, qui mêle inextricablement production et dévastation. Alors, les virus, pour ne pas parler d’autres figures du désastre, guerre, oppression, dérèglement climatique et autres ? Le mieux, en fin de compte, serait d’y penser sur le mode du « rien moins que » (de re nulla minus cogitare), c’est-à-dire de ne pas y penser tout en y pensant.

16) Une dernière question : dans ces dernières années, la notion de communisme est réapparue comme une catégorie importante (nous n’oserions pas la qualifier de centrale) pour penser non seulement la politique, mais aussi pour analyser le capitalisme contemporain d’un point de vue réductible à ce qui existe déjà. Accordez-vous une signification (stratégique ou conceptuelle) ou une valeur à ce signifiant, au communisme en tant qu’idée pour laquelle il vaut la peine de se battre ?

        PM – Y a-t-il une autre idée pour laquelle il vaudrait la peine de se battre ? Pour ma part, je n’en vois pas. Mais il ne faut pas se raconter d’histoires : le communisme, personne ne sait ce que c’est. C’est une idée en attente de son contenu ; c’est une idée pratique dont on ne saura en quoi elle consiste que quand elle sera réalisée, si toutefois on y arrive jamais, ce dont on a à présent beaucoup trop de raisons de douter, ce qui ne signifie pas qu’il faille y renoncer. Spinoza peut peut-être aider à s’en rapprocher, dans la mesure où sa réflexion se nourrit de l’idée du « commun », que je serais tenté d’orthographier « comme-un », ou tout simplement « comme un ». « Comme un », ce n’est pas « un », au sens d’une totalité compactée sur elle-même et définitivement acquise grâce à cette fermeture : c’est un mouvement ou une tendance dans laquelle on peut s’engager en vue d’introduire dans l’ordre infini des causes et des effets davantage d’unification, c’est-à-dire de maîtrise et de contrôle sur ce qui arrive et ne cesse d’arriver en bien et en mal. C’est cultiver le schème de « l’entre », pour reprendre la notion bien problématique, j’en ai conscience, dont je me suis servi pour répondre à certaines de vos questions précédentes.

Cette entretien a été publiée par Crisis and Critque et a été reprise par l’Association des Amis de Spinoza.

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